mardi 3 février 2015

L'anthropocène, depuis quand ?

Notre nouvelle ère géologique

a-t-elle commencé avec la bombe nucléaire ?

|  Par Michel de Pracontal

Faut-il choisir le 16 juillet 1945, date du premier essai nucléaire de l’Histoire, comme point de départ de l’anthropocène, cette nouvelle ère géologique marquée par l’impact de l’espèce humaine sur l’environnement ? Les géologues Jan Zalasiewicz et Colin Waters y sont favorables. L’archéologue Matt Edgeworth s'y oppose. Explications.

Le 16 juillet 1945, les États-Unis réalisaient le premier essai nucléaire de l’histoire, à Alamogordo, Nouveau-Mexique. Des scientifiques proposent de choisir cette date hautement symbolique comme point de départ de l’anthropocène, nouvelle époque géologique marquée par la transformation de l’environnement terrestre que provoque l’activité humaine.

La proposition est défendue dans un article mis en ligne le 12 janvier par Quaternary International, et signé par vingt-six chercheurs, tous membres du groupe de travail sur l’anthropocène. Ce groupe de 37 scientifiques a été mis en place en 2009 par la Commission internationale de stratigraphie. Il est constitué de spécialistes des sciences de la Terre, de climatologues, de biologistes, d’archéologues, d’historiens, etc. En un peu moins de six ans de travaux, le groupe a rassemblé un nombre considérable de preuves démontrant que l’anthropocène est une réalité.

Bulle de plasma produite par l'explosion nucléaire de l'essai Trinity, le 16 juillet 1945
Bulle de plasma produite par l'explosion nucléaire de l'essai Trinity, le 16 juillet 1945 © DR
Ce point fait donc consensus. Mais une discussion très animée se poursuit au sein du groupe sur la définition scientifique précise de l’événement et sur le moment où il a commencé. L’anthropocène doit-il être défini comme une unité formelle sur l’échelle des temps géologiques, autrement dit comme un événement global qui débute au même instant sur toute la planète ? Ou plutôt comme un âge archéologique, représentant un processus continu et diachronique, c’est-à-dire qui ne commence pas nécessairement au même moment dans les différentes régions de la planète ?
Les deux points de vue opposés sont développés dans deux articles qui viennent de paraître presque simultanément : celui de Quaternary International, déjà mentionné, et un autre publié dans The Anthropocene Review, dont les auteurs font également partie du groupe de recherche sur l’anthropocène. Pour éclairer la discussion, nous avons demandé au premier signataire de chacun des deux articles, respectivement le géologue Jan Zalasiewicz et l’archéologue Matt Edgeworth, tous deux de l’université de Leicester, d’exposer leurs arguments. Nous avons également interrogé le géologue britannique Colin Waters, qui a signé les deux articles, illustrant à quel point la controverse est loin d’être close.

Selon l’article de Quaternary International, les radionucléides artificiels (principalement césium 137 et plutonium 239) issus de l’essai d’Alamogordo et des plus de 2 000 explosions nucléaires qui ont suivi, au rythme d’une tous les dix jours jusqu’en 1988, produisent un signal détectable sur toute la planète.

Bien sûr, la présence d’isotopes du plutonium n’est qu’un signal parmi les nombreuses traces géologiques de l’activité humaine, liées entre autres à l’augmentation de gaz carbonique atmosphérique issu des combustibles fossiles, à l’utilisation massive d’engrais azotés, aux déchets de plastique ou d’aluminium, à l’accumulation de polluants ou de métaux lourds, aux forages dans les roches et sédiments, aux remaniements des sols causés par l’urbanisation, aux transformations des cours d’eau dus aux barrages, etc., etc.

Au risque d’être taxés de sensationnalisme, les chercheurs proposent d’utiliser le signal des radionucléides comme le « marqueur primaire » de l’anthropocène, ce qui n’exclut évidemment pas les autres. L’anthropocène serait ainsi défini comme un événement synchrone et global, débutant au même instant sur toute la planète. « Le milieu du XXe siècle correspond au moment où les changements liés à l’activité humaine semblent assez significatifs pour justifier une nouvelle unité » sur l’échelle des temps géologiques, résume Jan Zalasiewicz.

Cette idée ne fait pourtant pas l’unanimité. Matt Edgeworth et d’autres membres du groupe défendent un point de vue opposé dans le deuxième article, publié dans The Anthropocene Review. Ils soutiennent que le début de l’anthropocène est un événement diachronique, en ce sens qu’il ne commence pas au même moment sur toute la planète. « Il n’y a pas de date unique pour le début, dit Matt Edgeworth. La limite inférieure des strates modifiées par l’homme a commencé à se former il y a des milliers d’années et elle est toujours en cours de formation. »

Les deux positions s’accordent sur ce que représente l’anthropocène : une phase de l’histoire terrestre dominée par l’influence humaine. Mais elles diffèrent sur la manière de délimiter l’anthropocène dans le temps : « Du point de vue des sciences de la Terre et de la géologie, les unités standard de l’échelle des temps géologiques ont des limites synchrones par définition, explique Zalasiewicz. L’archéologie, qui se focalise sur l’aspect humain, utilise des unités de temps comme le néolithique ou l’âge de bronze qui débutent à des dates différentes selon les régions, et sont donc diachroniques. C’est une différence de base dans le traitement du temps entre les deux disciplines. »

Qui a raison ? Le géologue ou l’archéologue ? L’anthropocène doit-il être défini comme une unité formelle sur l’échelle des temps géologiques, associée à une date unique ? Ou doit-il être représenté comme un processus continu et diachronique ? Examinons plus en détail les deux argumentations.

• À QUAND REMONTENT LES PREMIÈRES TRACES GÉOLOGIQUES HUMAINES ?

Supposons que l’on accepte le point de vue « synchronique », selon lequel l’anthropocène débute à une date unique sur toute la planète. Reste à savoir comment choisir cette date. La première proposition a été faite par le chimiste Paul Crutzen, prix Nobel pour ses travaux sur la couche d’ozone, qui a introduit en 2000 le concept d’anthropocène.

L’idée de Crutzen est que l’homme n’a pas seulement influé sur le climat de la planète. Il a aussi modifié la géologie de la Terre à un tel degré qu’elle est sortie de l’holocène – époque qui a commencé à la fin de la dernière glaciation, il y a 11 700 ans – pour entrer dans une nouvelle phase de son histoire. Crutzen estime alors que cette nouvelle phase s’ouvre avec l’ère industrielle. Il propose de placer la limite de l’anthropocène vers la fin du XVIIIe, à une date proche de l’invention de la machine à vapeur par James Watt, en 1784.

Le bond de la grande accélération relativise les impacts antérieurs de l'activité humaine

D’autres scientifiques feront observer que les premières traces humaines dans la géologie terrestre sont beaucoup plus anciennes. En toute rigueur, on peut les faire remonter au début du genre Homo, qui a plus de 2 millions d’années. L’impact humain sur l’environnement est devenu beaucoup plus significatif il y a 13 800 ans, avec l’extinction de la mégafaune due à la chasse, ce qui a entraîné une croissance rapide des forêts et des changements climatiques régionaux. Le début de la domestication des plantes et des animaux, il y a 11 800 ans, et le développement des premiers paysages agricoles, constitue une transformation encore plus grande, qui correspond aussi au début de l’holocène.

Plus tard, il y a entre 8 000 et 5 000 ans, le développement de l’agriculture et la déforestation associée ont fait augmenter le niveau de méthane et de gaz carbonique dans l’atmosphère – effet mesurable dans les carottes de glace – et marquent une nouvelle étape de l’« anthropocène ancien », ou « paléoanthropocène ».

• LA GRANDE ACCÉLÉRATION DE 1950

En 2004, le géologue australien Will Steffen observe que, depuis le milieu du XXe siècle, les impacts des activités humaines sur la planète connaissent une accélération et un changement d’échelle sans précédent : « Les 50 dernières années ont sans aucun doute vu la plus rapide transformation de la relation humaine au monde naturel de toute l’histoire de l’humanité », écrit Steffen. Il donne à ce changement de rythme le nom évocateur de « grande accélération » et le représente par une série de graphiques qui décrivent l’évolution depuis 1750 de 24 paramètres significatifs du « système Terre » : population, consommation d’eau, nombre de véhicules motorisés, concentration de CO2 et de méthane dans l’atmosphère, température moyenne de l’hémisphère Nord, destruction des forêts, etc.

Ces graphiques sont devenus une icône de l’anthropocène, et apparaissent même dans Inferno, le roman de Dan Brown. Du point de vue quantitatif, les graphiques de Steffen montrent très clairement que la seconde moitié du XXe siècle est unique par l’échelle des changements produits.

Ainsi, la proportion de la population humaine vivant en ville est passée de 27 % à 53 % depuis 1945, le nombre de citadins de 730 millions à 3,7 milliards, le nombre de mégapoles (plus de 10 millions d’habitants) de 2 à 25. Si la concentration de CO2 dans l’atmosphère a augmenté de 120 ppm depuis le début de l’ère industrielle, les trois quarts de cette augmentation sont postérieurs à 1950. Pour le méthane, c’est encore plus net, et il n’y avait pas de perte d’ozone stratosphérique avant 1750. Les océans se sont acidifiés, la destruction des forêts s’est aggravée. La consommation d’eau a grosso modo quadruplé, celle d’énergie primaire quintuplé et l’utilisation d’engrais a été multipliée par 8 ou 10. L’activité humaine transporte 57 milliards de tonnes de matériaux par an. De plus, la mondialisation de l’économie a pour conséquence le fait que ces phénomènes sont planétaires et globalement interconnectés.

Mine de fer à ciel ouvert près de Pékin
Mine de fer à ciel ouvert près de Pékin © Reuters
Le bond quantitatif de la « grande accélération » est tel qu’il relativise tous les effets antérieurs de l’activité humaine, même si, d’un point de vue qualitatif, on peut parler d’anthropocène dans les deux cas. Will Steffen vient de réactualiser ses graphiques, dans un article mis en ligne le 16 janvier 2015, à peu près en même temps que les deux autres. La version réactualisée conforte plus que jamais la notion d’un changement d’échelle sans précédent correspondant au milieu du XXe siècle. L’article de Quaternary International (qui est d’ailleurs cosigné par Crutzen et Steffen) prend acte de ce changement d’échelle :
« L’empreinte humaine sur la planète a sans aucun doute été significative depuis des milliers d’années, avec les extinctions de la mégafaune terrestre à la fin du dernier âge glaciaire, la perte importante des forêts boréales qui en est résultée, l’introduction de la culture, la gestion des réserves d’eau pour l’irrigation et la domestication d’animaux et de plantes pour assurer notre nourriture, explique Colin Waters. L’article de Quaternary International ne minimise pas ces effets, mais soutient qu’il s’agit d’influences graduelles et qu’il n’est pas possible d’attribuer une date spécifique au début de ces changements. Du moins, avant le milieu du XXe siècle où se produit un changement soudain et presque global, qui se manifeste par un grand nombre de signaux différents, que l’on continuera de détecter dans un futur éloigné. »

Colin Waters reconnaît que l’anthropocène, défini de manière diachronique par Matt Edgeworth et ses coauteurs, présente l’avantage d’inclure toutes les empreintes de l’activité humaine et pas seulement celles qui sont postérieures à 1950, mais ajoute qu’ainsi défini, « cela ne pourrait être appelé une unité de temps géologique ». Explication : « Considérons, à titre d’expérience de pensée, une couche de glace formée dans la partie la plus reculée de l’Antarctique il y a une vingtaine d’années, dit Waters. Selon l’article de Zalasiewicz et ses coauteurs, elle s’est formée pendant l’anthropocène ; mais selon le point de vue du deuxième article, la transformation (de l’anthropocène) n’est pas encore arrivée là. »

• POURQUOI CHOISIR LA DATE DU 16 JUILLET 1945 ?

Si le moment caractéristique de l’anthropocène correspond au milieu du XXe siècle, est-il justifié de privilégier la date particulière du 16 juillet 1945 et d’associer l’impact de l’homme sur la planète à l’image de la bombe atomique ? Pourquoi isoler un signal unique parmi tous ceux qui sont liés à l’anthropocène ?

« Le choix du 16 juillet 1945 n'est pas politique »

« En stratigraphie géologique, on utilise d’habitude un signal unique comme “marqueur primaire” par souci de simplicité et de pragmatisme, répond Zalasiewicz. En pratique, lorsqu’on cherche à localiser une limite chronologique dans une strate, on se sert de toutes les preuves dont on dispose. Ainsi, le début du silurien (entre 443,4 et 419,2 millions d’années avant le présent) a été situé au moment de l’apparition d’une certaine espèce de plancton fossile sur un site en Écosse. Mais dans d’autres lieux, où cette espèce particulière n’est pas toujours présente, on peut utiliser d’autres signes tels que des marqueurs géochimiques, des indicateurs de l’ancien niveau des mers ou d’autres fossiles, pour identifier cette limite. »

Le choix de la date de l’essai d’Alamogordo n’est-il pas plus politique que scientifique ? « Non, ce n’est pas un choix politique, poursuit Zalasiewicz. Chaque limite géologique est arbitraire à un certain degré, parce qu’elle reflète une progression, en général complexe et prolongée dans le temps, d’un état de la Terre à un autre. Ainsi, le passage de la Terre du monde de l’ordovicien à celui du silurien est marqué par deux extinctions de masse, une profonde déglaciation et une élévation du niveau de la mer, le début de l’anoxie dans les océans, etc. Or, tous ces événements sont arrivés avant celui qui a été finalement sélectionné pour marquer la limite, c’est-à-dire l’apparition d’une espèce de plancton. En termes pratiques, ce fossile particulier a été considéré comme le meilleur marqueur temporel. Il faut se rappeler qu’en géologie, on cherche simplement à mettre en place un cadre temporel dans lequel l’histoire de la Terre peut être analysée. »
Graphiques de Steffen en 2004
Graphiques de Steffen en 2004 © Steffen/IGBP
« Dans le cas qui nous intéresse ici, l’important est que la Terre est en train de passer d’un état général (celui de l’holocène), avec des schémas particuliers de chimie océanique et atmosphérique, de sédimentation, etc., à un autre état général, qui a été appelé anthropocène dans ce contexte. Le milieu du XXe siècle est le moment où ces changements semblent avoir été assez significatifs pour justifier une nouvelle unité de temps. Il y a de nombreux signes locaux de l’activité humaine avant (en fait remontant à deux millions d’années et plus) – mais les humains n’ont pas jusque-là modifié la Terre de manière aussi fondamentale. »

« Le choix des radionucléides artificiels comme marqueur primaire est fondé, parce qu’ils se disséminent très rapidement sur la planète et peuvent être détectés dans les sédiments des sols continentaux, dans les océans et même dans les couches de glace des calottes polaires. Mais beaucoup d’autres signaux peuvent être utilisés pour identifier l’anthropocène à partir du milieu du XXe siècle. »

Selon Matt Edgeworth, « il s’agit d’une discussion scientifique, mais l’association entre celle-ci et la prolifération d’images d’explosions nucléaires, et la publicité récente qu’elle a reçue, rend difficile de séparer les sujets techniques relevant de la stratigraphie des impératifs politiques plus larges ». Edgeworth conteste les conclusions de l’article de Quaternary International pour deux raisons : « D’abord, la limite stratigraphique qu’il décrit est (à mon sens) trop éphémère et transitoire pour avoir beaucoup de poids en termes géologiques. L’isotope de plutonium ne sera pas détectable dans 100 000 ans ; ce qui n’est qu’un clin d’œil à l’échelle des temps géologiques. Ensuite, je pense que c’est une erreur d’associer un débat scientifique, ou une époque géologique, avec une chose aussi chargée émotionnellement que des explosions nucléaires et des champignons atomiques, ce qui pourrait être perçu comme emblématique de la démesure scientifique. »

Pour Colin Waters, le principal est que la grande accélération décrite par Steffen coïncide temporellement avec le début de l’ère atomique : « Il serait possible de choisir une date arbitraire, par exemple le 1er janvier 1945, dit-il. L’essai d’Alamogordo en lui-même a laissé une signature géologique ténue en dehors d’une petite partie du Nouveau-Mexique. Mais il a une grande signification parce qu’il représente le début de l’âge nucléaire et que les essais nucléaires de la guerre froide ont laissé des retombées dont la signature globale est marquée. Ce choix n’a pas été fait pour des raisons politiques ou émotionnelles, et la possibilité qu’il puisse être mal compris est un argument pour qu’il ne soit pas retenu finalement. »


• NOTRE ESPÈCE EST-ELLE LA PREMIÈRE À AVOIR UN IMPACT MASSIF SUR LA GÉOLOGIE TERRESTRE ?

« Grande question ! répond Matt Edgeworth. N’oublions pas cependant que cet impact n’est pas dû aux seuls humains, mais aux humains associés à tous les animaux et plantes domestiques, ainsi qu'à la quantité de microbes et autres êtres vivants comme les vers de terre qui nous accompagnent, ainsi que toutes les forces matérielles comme les rivières que nous avons canalisées pour nos propres desseins. Je dirais que ce qui est particulier aux humains est qu’aucune espèce avant la nôtre n’a eu une telle conscience de son impact. Nous avons raisonnablement la capacité d’ajuster intentionnellement notre comportement pour prendre en compte les signes visibles des effets que nous provoquons, et le malaise croissant que nous en ressentons. »

Une imbrication croissante entre humain et non humain

Ce n’était sans doute pas le cas des bactéries qui ont provoqué la « catastrophe de l’oxygène », il y a environ 2,3 milliards d’années, et ont indirectement permis l'apparition de notre espèce : « Cet événement a résulté de l’évolution des cyanobactéries qui libéraient de l’oxygène dans l’atmosphère, explique Colin Waters. À l’époque, de nombreuses bactéries anaérobies ont été agressées par ce changement atmosphérique, qui a aussi conduit à la création des gisements de fer rubané sur toute la planète et au développement de nombreuses nouvelles espèces minérales. Au bout du compte, cela a conduit aux conditions qui ont permis à des formes de vie plus complexes d’exister sur la planète (dont la nôtre). Au sens strict, ce n’était pas dû à une seule espèce et les effets se sont développés sur des dizaines de millions d’années. Cela n’a donc pas été le changement soudain associé à l’humanité, mais il est probablement plus fondamental. » 


• L’ANTHROPOCÈNE EST-IL UNE SIMPLE QUESTION D’ÉCHELLE DES PHÉNOMÈNES ?

Le point de vue développé par l’article de Quaternary International est fortement lié à l’impact de la grande accélération décrite par Steffen. Au point que l’on peut se demander si le concept d’anthropocène n’est pas lié, autant sinon davantage, à l’échelle des impacts de notre espèce sur la planète qu’à son origine humaine. « Il est important de se rappeler que le rôle des effets non humains reste très important, dit Colin Waters. L’humanité devrait peut-être être considérée comme un élément du monde naturel, ayant une influence différente de celle d’autres organismes. »
Le passage du naturel à l’artificiel correspond-il à la frontière entre non humain et humain, ou relève-t-il surtout du quantitatif ? « Il est correct de parler de dépôts artificiels plutôt que naturels pour distinguer leur source, poursuit Waters. L’échelle est certainement un facteur très important du fait qu’à de nombreux égards, l’espèce humaine pousse les signaux, tels que la proportion de CO2 dans l’atmosphère, en dehors de l’enveloppe des valeurs typiques de l’holocène. »

Matt Edgeworth pose le problème un peu différemment : « L’article de Quaternary International place la limite de l’anthropocène très tard, quand les effets cumulatifs de l’action humaine sur l’environnement sont déjà énormes, dit-il. Il y a donc un accent placé sur les effets plus que sur les causes. Mais je dirais que cet article oublie la quantité considérable de preuves stratigraphiques de l’interaction entre l’homme et l’environnement. Cette strate modifiée par l’homme est précisément ce sur quoi le deuxième article se concentre : il s’agit de chercher les traces matérielles des processus qui nous ont conduits au moment présent, et qui continuent de se dérouler. De chercher les traces des forces causales autant que des effets. »

Edgeworth insiste sur le fait que si le point de vue qu’il défend prend davantage en compte les preuves archéologiques, il n’est en aucun cas tourné uniquement vers le passé, car il décrit des éléments matériels qui « sont encore en train de se former à un rythme accéléré aujourd’hui, et qui sont devenus un facteur majeur du changement du système Terre ».

Ces éléments constituent l’« archaeosphère », entité composite faite de gravats, décharges, débris issus de l’occupation urbaine, sols labourés, terrassements archéologiques, déchets industriels, carrières, terrils et tous les autres types de sols modifiés par l’homme. « Elle contient une incroyable variété d’artefacts, qui peuvent être utilisés à des fins de datation, poursuit Edgeworth. L’archaeosphère couvre maintenant de vastes étendues de la surface terrestre de la planète, et s’étend aussi sous l’eau par endroits. Il est probable que, pendant que vous lisez ces lignes, le bâtiment où vous vous trouvez soit construit sur au moins un mètre de cette couche, sinon plus. »

Comme l’observe Edgeworth, l’anthropocène soulève une question plus vaste que celle de la place de l’espèce humaine dans la nature : « L’anthropocène ne se rapporte pas seulement aux humains mais aux connexions avec d’autres êtres vivants, des matériaux et des forces, tous liés dans un processus de changement planétaire en train de se déployer. Ce n’est pas une question d’humain contre non humain, ou de passage du naturel à l’artificiel. C’est une question d’imbrication croissante entre humain et non humain, qui remet en cause les concepts même de “naturel” et d’“artificiel” – ou d’“humain” et “non humain”. » 

Le groupe de travail sur l'anthropocène doit poursuivre ses travaux pendant toute l'année en cours. « Nous avons atteint un consensus sur le fait que l'anthropocène existe et que nous vivons aujourd'hui dans cette époque, mais la définition de son début est encore en plein débat », résume Colin Waters. L'objectif est de parvenir à une position commune pour le prochain Congrès international de géologie, qui doit se tenir du 27 août au 4 septembre 2016 au Cap.