dimanche 30 décembre 2012

CIBLES au musée de la chasse & de la nature / Paris


1/ Présentation du musée
2/ Cartels & images de l'exposition cibles
3/ Spécial Niki de Saint Phalle
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Un musée détonnant qui a fait sa mue scénographique en incluant — dans des collections traditionnelles de trophées de chasse, d'armes et d'objets techniques sur la chasse, d'informations sur les animaux — des œuvres contemporaines.
Lorsqu'on évoque le loup ou le cerf, on est face à des cabinets de curiosités contemporains qu'on peut manipuler ; des trophées de sangliers s'animent mécaniquement, de vrais-faux objets techniques comme les appeaux, avec de vraies-fausses étiquettes provoquent la crédulité du spectateur, des trompe-l'œil en forme de trous de souris — avec leurs propriétaires — sont disséminés dans quelques coins.

cliché MCmarco
Quel bilan dressez-vous cinq ans après la réouverture d’un Musée de la chasse et de la nature agrandi ?
Claude d'Anthenaise : Je suis un conservateur heureux parce que je vois le public venir ou revenir dans une institution qui était un peu désertée auparavant. Au-delà de cette satisfaction en termes de fréquentation (50 000 visiteurs en 2011) qui n’est pas négligeable, mais pas non plus essentielle, je me réjouis du changement d’image. Le musée qui avait une réputation un peu désuète a acquis une certaine crédibilité dans la scène parisienne et internationale. (...) 
Quel est le sens de l’introduction de l’art contemporain dans votre musée ?
C.A. : C’est une nécessité puisque, dorénavant, le but du musée est d’illustrer la problématique du positionnement de l’Homme dans la Nature. La question est particulièrement d’actualité et ce serait absurde de vouloir la traiter uniquement avec des œuvres du passé. La collection héritée des fondateurs était magnifique. Mais le XVIIIe siècle y était majoritairement représenté, le XIXe siècle un peu moins, et il n’y avait rien pour le XXe siècle. Pour nous, il ne s’agit donc pas de faire de l’art contemporain pour être à la mode : les artistes, les thèmes abordés sont à chaque fois choisis au regard de ce questionnement, qu’il s’agisse du rapport entre nature et culture, de l’animalité, de la ruralité. Quand j’ai réaménagé le musée, il fallait plutôt se mettre en quête d’artistes. Certains étaient probablement réticents à venir exposer dans un lieu qui n’était pas référencé parmi les institutions vouées à l’art contemporain. La première à avoir franchi le pas, et je lui en suis reconnaissant, c’est Gloria Friedmann avec son installation « Numéro vert » en 1999. Maintenant la tendance s’est complètement inversée. Le musée est très sollicité par les créateurs qui traitent des questions environnementales ou du rapport à l’animal, et ils sont très nombreux. Au début, l’introduction de l’art contemporain a suscité quelques remous au sein du conseil d’administration. Je pense que ce n’est plus du tout le cas maintenant. (...)
Interview dans le journal des arts du 25 mai 2012
cliché MCmarco

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Exposition CIBLES

Selon une tradition d’origine germanique remontant au XVIe siècle, les sociétés de tir organisent des concours dont l’enjeu consiste à tirer sur une cible minutieusement décorée de scènes de genre. Les tireurs étaient appelés à exercer leur habileté sur ces images représentant des animaux ou des personnages. Une fois criblées de balles, celles-ci avaient valeur de trophées pour les vainqueurs des compétitions.
L’oeuvre conçue pour être détruite témoigne d’un rapport à la pratique artistique dont une partie de la création contemporaine pourrait être le prolongement. C’est ce qu’explore l’exposition. Une cinquantaine de cibles anciennes, principalement conservées dans les musées de Croatie, sont ainsi confrontées à des oeuvres récentes utilisant le motif de la cible (Jasper Johns, Stephen Dean, Camilia Sposati…), marquées d’impacts (Lucio Fontana…) ou dont le processus créatif recourt au tir (Niki de Saint Phalle, William Burroughs, Anne Deleporte…).
Le thème de la cible permet également d’évoquer la notion du « regard prédateur » indissociable de la création artistique depuis les origines. L’art comme instrument de capture trouve notamment son expression dans la figuration du « corps-cible », qu’il s’agisse de l’image de l’animal (Mark Dion, Alain Séchas, Arno Kramer…) ou de celle de l’homme (Marija Ujevic-Galetovic , Shirin Neshat…). Ainsi les représentations du martyre de saint Sébastien (Pierre et Gilles…) viennent rappeler que ce personnage est patron des archers et protecteur des sociétés de tir.
« Je t’aime donc je te tue »
« C’était une sensation étonnante de tirer sur un tableau et de voir comment il se transformait lui-même en un nouveau tableau. C’était excitant et sexy, mais tragique en même temps parce que nous devenions, dans le même moment, les témoins d’une naissance et d’une mort ». Dès 1961, Niki de Saint Phalle s’engage dans une pratique violente de l’art avec son Portrait of my Lover où une cible tient lieu du visage attendu. L’artiste poursuit dans la même voie en tirant et invitant le public à tirer sur des toiles qui saignent comme des êtres humains. Elle prolonge en quelque sorte les expérimentations de Lucio Fontana : à force de perforations et de lacérations celui-ci voulait donner une nouvelle dimension spatiale au tableau en y ouvrant autant de brèches. Mais il n’avait pas d’intention sacrilège, contrairement aux happenings organisés par Niki de Saint Phalle et son compagnon, Jean Tinguely, dans leur atelier de l’impasse Ronsin. Et le vif émoi que ces expériences suscitent dans le public et chez les critiques d’art témoigne qu’elles sont perçues comme le nouveau « crime de l’impasse Ronsin » : un attentat contre l’art.
Pourtant, la pratique consistant à ritualiser la destruction d’une oeuvre d’art n’est pas nouvelle. Cette forme sublime d’offrande aux dieux trouve une expression profane et bourgeoise dans la pratique du tir sur cibles. Liée à l’essor des villes, elle se développe en Europe occidentale dès la fin du Moyen Âge. Pratiquement éteinte en France à la Révolution, elle se poursuit pourtant dans les territoires de culture germanique comme la Croatie jusqu’à une période plus récente.
Curieusement, l’image vouée à la mutilation est rarement repoussante. On ne tire pas sur la mort ou sur le diable mais bien sur ce que l’on désire. En effet, il s’agit moins d’éliminer que de saisir, d’anéantir que de posséder. Une des grandes fonctions de l’art depuis les origines consiste en « la capture par l’image ». De ce point de vue, la cible peinte pourrait en être le développement ultime dans la mesure où, à travers sa destruction, le tireur vise l’appropriation de la réalité que l’image représente.
Issues d’une longue tradition, les oeuvres que commandent les sociétés de tir relèvent de l’art populaire. Leur confrontation à des créations contemporaines explorant les mêmes thèmes permet d’en révéler le sens caché qui parfois a pu échapper aux auteurs. À travers le motif de la cible se pose la question du regard prédateur.

 
Claude d’Anthenaise
Je recopie ici quelques cartels très riches. Ça ressemble à du Annie Lebrun, co-auteure du catalogue.

INACCECIBLE
La pratique consistant à ritualiser la destruction d'une œuvre d'art n'est pas nouvelle. Cette forme sublime d'offrandes aux dieux trouve une expression profane et bourgeoise dans la pratique du tir sur cibles. Liée à l'essor des villes, elle se développe en Europe occidentale dès la fin du Moyen Age. Pratiquement éteinte en France à la Révolution, elle se poursuit pourtant dans les territoires de culture germanique comme la Croatie jusqu'à une période plus récente.
Curieusement, l'image vouée à la mutilation est rarement repoussante. On ne tire pas sur la mort ou sur le diable mais sur ce que l'on désire. En effet, il s'agit point d'éliminer que de saisir, d'anéantir que de posséder. Une des grandes fonctions de l'art depuis les origines consiste en la "capture de l'image". De ce point de vue, la cible peinte pourrait en être le développement ultime dans la mesure où, à travers sa destruction, le tireur vise l'appropriation de la réalité que l'image représente.

REVERSCIBLE
Parmi les thèmes iconographiques auxquels recourent les décorateurs de cibles revient souvent la figuration de membres de la confrérie ou de leur compétition. De manière parodique, le tireur devient sa propre cible. Cette "réversion" n'est pas insignifiante. Au delà de l'humour, elle introduit une sorte de tension dramatique, un enjeu extrême quoique d'ordre symbolique que l'on retrouve dans la pratique de l'art contemporaine de l'artiste et performeur Philippe Perrin. De manière générale, la conception des cibles reproduit la forme d'un œil centré sur le rond noir de la pupille. Dans une mortelle mise en abîme, le tireur fait-il face à son propre regard ?

Philippe Perrin
PHOTOSENCIBLE
Il y a de nombreuses analogies entre la photographie et la pratique du tir. La photographie n'est-elle pas un mode de capture de l'image ? Si le vocabulaire technique garde la trace de cette troublante proximité, certains dispositifs poussent très loin la ressemblance. Ainsi le fusil photographique inventé par E-J. Marey en 1882 permet des prises de vues en rafale. Une attraction foraine a longtemps consisté à se tirer le portrait en visant une cible qui actionne le déclencheur d l'appareil. Cet exercice a séduit les milieux littéraires, depuis les surréalistes jusqu'à Michel Butor qui y fait allusion dans L'emploi du temps.

Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre Fairground at Porte d’Orléans 1929
(Image courtesy of The Photographer’s Gallery)
OSTENCIBLE
Le caractère graphique de la cible en fait un motif de prédilection chez las artistes depuis le début du XXe siècle. Elle introduit un élément dynamique avec ses cercles concentriques qui incitent le spectateur à pointer son regard au cœur de l'œuvre : la contemplation vient se substituer à l'exercice de tir. Si Lucio Fontana cherche à donner une nouvelle dimension spatiale à la toile en la perforant, d'autres artistes vont recourir au tir et à la destruction qu'il induit comme moyen de création de l'œuvre.

JOHNS, Jasper / Target with Plaster Casts / 1955
Encaustic and collage on canvas with objects
129.5 x 111.8 cm (51 x 44 in)
Collection Mr. and Mrs. Leo Castelli
CORPS CIBLE
"Quand tu es torse poil, tu seras toujours la première cible du tireur en face" fait dire Pierre Schoendorffer à l'un se ses soldats de la 317e section. Le thème du corps cible est un inépuisable sujet d'exploration artistique ou psychologique. Il est parfois associé à la dénonciation des guerres ou de l'absolutisme politique. S'opposant à l'Empereur Dioclétien et refusant d'abjurer sa foi chrétienne, Sébastien subit le martyr. Cela lui vaut d'être choisi comme patron par la plupart des confréries d'archers et d'arquebusiers. Modèle apollinien de la jeunesse et de la beauté, il attire les regards et les traits meurtriers.

Saint Sébastien / Andrea Mantegna / 1480 / Le Louvre
SENCIBLE
Les chasseurs n'ont-ils d'autres manières de s'approprier l'animal qu'en lui retirant la vie ? L'intense émotion causée par la rencontre du gibier ne saurait perdurer au-delà de cette infime hésitation du temps entre la fuite de l'animal et sa mort. Et celle-ci, en transformant l'être en objet, laisse insatisfait le "tueur amoureux". Les décorateurs de cibles recourent naturellement au thème de la chasse auquel le pas de tir offre un piètre substitut. L'enjeu n'est pas le même, il y manque cette part de liberté sacrifiée.

JE T'AIME DONC JE TE TUE
A la suite d'une contrariété amoureuse, Niki de Saint Phalle, crée Saint Sébastien, ou portrait of my lover, composition où une cible à fléchette occupe la place du visage attendu. En 1961, l'artiste renouvelle cette composition avec Hors d'œuvre présentée au Salon Comparaisons où le public est invité à tirer sur la cible. Au-delà d'une posture féministe qui tendrait à inverser les rapports de domination, cette mise à mort symbolique ne renvoie-t-elle pas à l'impasse de toute quête amoureuse, l'Etre se dérobant obstinément de toute possession ?

Niki de Saint Phalle / portrait of my love / 1961
IRREPRESCIBLE
"C'était une sensation étonnante de tirer sur un tableau et de voir comment il se transformait lui-même en un nouveau tableau. C'était exaltant et sexy, mais tragique en même temps, parce que nous devenions, dans le même moment, les témoins d'une naissance et d'une mort." Dès 1961, Niki de Saint Phalle s'engage dans une pratique violente de l'art en tirant et invitant à tirer sur des toiles qui saignent comme des êtres humains. Le vif émoi que ces expériences suscitent dans le public et chez les critiques d'art témoigne qu'elles sont perçues comme un attentat contre l'art.

IMMARESCIBLE
Quel chasseur n'a éprouvé une sorte de vertige au moment où la pression de son doigt sur la détente va interrompre la sérénité et le silence qui l'environnent ? Les peintres de cibles s'inspirent de cette expérience en proposant aux tireurs d'exercer leur adresse sur la représentation d'une nature idyllique, jardin fleuri ou paysage agraire. Contrairement aux apparences, la mort n'a pas disparu du paysage... Le coup de feu vient apporter quelque chose d'irrémédiable. Face à la parfaite complétude du monde, n'est-il d'autre issue que détruire pour créer ?
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Niki de Saint Phalle
Niki de Saint-Phalle, Tir- séance 26 juin, 1961 (in progress): Artistic action: participants (left to right, shooting at pigment sacks hung on tableau): Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, unidentified man kneeling), Paris, Impasse Ronsin, 26 June 1961 (photo: Shunk-Kender; © 2008 Niki Charitable Art Foundation, all rights reserved / VG Bild-Kunst Bonn 2012; photo © Roy Lichtenstein Foundation, Shunk-Kender)
Neuilly-sur-Seine (France), 1930 - San Diego (Etats-Unis), 2002
Les Tirs de Niki de Saint Phalle réalisés en 1961, tels de véritables performances guerrières, peuvent apparaître aujourd'hui comme l'un des actes fondateurs d'une certaine incarnation de la femme artiste, engagée et militante. Les Tirs sont fixés sur une planche, des tubes emplis de couleurs sont recouverts de plâtre et sont percés par des tirs à la carabine.
Les cibles visées par ces Tirs sont nombreuses et complexes, mêlant étroitement les préoccupations personnelles ou intimes de l'artiste à des problématiques sociales, politiques, esthétiques. Toutes renvoient cependant de manière directe ou indirecte à l'idée sous-jacente d'une domination masculine, à abattre, mais aussi à un désir d'affranchissement et de liberté.
Des Tirs comme un signal de départ, entendu dans l'élan et la mobilisation d'une génération d'artistes femmes qui revendiquent de se réapproprier tout ce qui fonde la condition féminine. Comme elle le dit "Il existe dans le cœur humain un désir de tout détruire. Détruire c'est affirmer qu'on existe envers et contre tout."


X Niki de Saint Phalle tire
Niki de Saint Phalle / 1961
 (...) «Tout cela ressemble formellement aux peintures abstraites expressionnistes que l’on faisait à l’époque”, dira Niki de Saint Phalle à Pontus Hulten, évoquant sans le nommer son côté drippings et la référence à Pollock qu’elle a découvert comme le reste de la peinture américaine, en 1959. Enocore faut-il ajouter qu’il s’agit pour elle d’un assemblage d(objets symboliques et d’une action mécanisée. La transgression n’a pas échappé aux observateurs. Elle tire souvent en pantalon, insistant sur son côté androgyne, et à partir d’un certain moment dans une tenue blanche qu’elle ne porte que pour ces actions, comme une vestale, dira-t-elle. En Italie, l’édition du dimanche du Carrière la représente en Calamity Jane, tirant l’air rêveur sur des oeuvres qui explosent, sous le regard étonné d’un enfant et la mine réprobatrice d’un homme qui ressemble étrangement à son mari de l’époque.
De fait, l’attitude qu’elle se donne est frondeuse et il n’est qu’à voir les photos qu’elle choisit pour présenter l’exposition « Feu à volonté » à la galerie J à l’été 1962. Elle est en tenue de travail, en pantalon et chemise tâchés de peinture et de plâtre, armée de sa carabine et visant. Un tableau est présenté, avant et après les tirs, encadré façon Napoléon III, vierge puis maculé. Sur la dernière image, l’artiste pose les bras croisés, l’air satisfait et légèremet amusé. Le commentaire du carton ne dément pas son intention de choquer, où il est question d’un geste d’assassin ou de mari trompé qui devient une invitation au voyage, « dans un monde d’étranges merveilles où le sang cède aux plus riches couleurs, où l’exposition suscite la forme neuve, où la blessure est poétique »... (...)
Niki de Saint Phalle dira à Maurice Rheims que son travail a toujours été sa façon d’exprimer ses problèmes “puis de les exorciser, comme les noirs avec les fétiches, ...”.
[image 41]
p 224 & 225, // entre Rauschenberg et Niki de Saint Phalle
(...) Ce faisant, elle aura par exemple clairement détourné le fusil colonial contre d’autres cibles — le symbole n’a pas échappé aux observateurs. (...)
Rauschenberg
 ORDRE SAUVAGE Laurence Bertrand Dorléac Arts et artistes/Gallimard 2004 / Violence, dépense et sacré dans l’art des années 1950-1960