lundi 11 novembre 2013

Une petite histoire de l'abstraction

MV devant une toile de Vladimir Malévitch - Rijk Museum Amsterdam
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Basée sur « Histoire de la peinture abstraite » Jean Luc DAVAL Hazan 1988
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On racontait dans les années 50, une anecdote qui devint un morceau d’anthologie : Franz Kline et Elaine de Kooning étaient au Cedar Bar quand ils furent abordés par un collectionneur que Franz connaissait et qui était hors de lui. Il sortait de la première exposition particulière de Newman :

— «Jusqu’au peut aller le simplisme, bredouilla-t-il. Croit-il qu’il va s’en tirer comme ça ? Il n’y avait rien là-bas, strictement rien !»
— «Rien ?, demanda Franz avec un grand sourire. Combien y avait-il de toiles ?»
— «Oh, dix ou douze peut-être — mais toutes exactement pareilles — avec juste une bande au milieu, c’est tout !»
— «Toutes de la même taille ?», s’enquit Franz.
— «Euh, non ; il y avait des tailles différentes, de un à deux mètres à peu près.»
— «Ah bon, de un à deux mètres ; et toutes de la même couleur ?», poursuivit Franz.
— «Non, non, il y avait des couleurs différentes, du rouge, du jaune, du vert... mais chaque tableau était uni — tenez, digne d’un peintre en bâtiment — et avec cette bande au milieu.»
— «Toutes les bandes étaient de la même couleur ?»
— «Non.»
— «Toutes de la même largeur?»
L’homme commença à réfléchir un peu. ‘Voyons voir... Non. Je ne crois pas. Certaines devaient avoir 2 cm de large, d’autres 10, d’autres entre les deux.»
— «Et tous les tableaux dans le sens de la hauteur ?»
— «Oh, non ; il y en avait d’horizontaux.»
— «Avec des bandes verticales ?»
— «Euh, non... je crois qu’il y avait peut-être quelques bandes horizontales.»
— «Et les bandes étaient-elles plus foncées ou plus claires que le fond ?»
— «Je crois qu’elles étaient plus foncées, mais il y avait une bande blanche ou plus d’une peut-être...»
— «Est-ce que la bande était peinte sur le fond où est-ce que le fond était peint autour de la bande ?»
L’homme commençait à être un peu mal à l’aise.
— «Je n’en suis pas sûr, dit-il, mais il me semble que c’était l’une ou l’autre manière, ou les deux à la fois peut-être...»
— «Je ne sais pas, conclut Franz, mais tout cela me paraît diablement compliqué. »
[in Thomas B. Hess, Newman, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 1972, p. 76 et 77]


« Depuis toujours, écrit Walter Benjamin, l’une des tâches essentielles de l’art fut de susciter une demande en un temps qui n’était pas mûr pour qu’elle pût recevoir pleine satisfaction. (…) L’histoire de chaque forme d’art comporte des épisodes critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être librement obtenus qu’après modification technique, c’est à dire par une nouvelle forme d’art.»
[L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique]


L’affranchissement progressif mais définitif des « valeurs » du passé ne laissait à l’individu d’autres vérités que la réalité de son expérience personnelle. La recherche de cette authenticité est particulièrement significative dans le création artistique : l’art officiel pourra continuer à produire pour satisfaire et rassurer mais la création devra s’orienter vers l’expression et la connaissance d’autres possibles.

  • apprentissage de la liberté
  • déclaration des droits de l’homme
  • Face à l’humanisme, comme une sorte d’illusionisme
  • industrialisation
  • suffrage universel
Le XIXe siècle a d’abord été écartelé entre deux pôles antagonistes : le romantisme et le réalisme. Le romantisme exprimait l’affirmation de la subjectivité en donnant forme au désir et à la passion, le réalisme l’importance de l’expérience directe, d’une appréhension empirique du monde. (…) La création artistique ne va cesser d’exacerber ce phénomène : la vérité se trouve dans l’absolu accomplissement de soi.

L’œuvre n’est plus une fiction donnant à rêver, mais un objet signifiant d’une civilisation où artistes et savants sont à l’écoute de phénomènes nouveaux, qu’ils transmettent par des expériences capables de développement.

• Prise de conscience du langage pictural

Sur le plan plastique, la libération de l’intuition et de l’imagination passe par une prise de conscience du langage pictural. Il reste à élaborer une image qui déborde l’illusion; elle sera inventée à partir d’éléments empruntés à la nature ou construits a priori. Un tableau avait toujours été l’organisation abstraite d’éléments plastiques, mais jusqu’alors seuls les artistes en avaient vraiment eu conscience. Dès 1880, l’ordre des opérations a tendance à s’inverser : on ne va plus seulement de la perception à la représentation mais aussi de l’intuition à l’organisation. Cette découverte de la réalité expressive et communicative de la peinture ouvre, pour reprendre l‘expression de Malevitch, une nouvelle « fenêtre à travers laquelle nous découvrons la vie » :

«  Je fus, moi aussi, rempli d’une sorte de timidité et j'hésitai jusqu’à l’angoisse quand il s’est agi de quitter le monde de la volonté et de la représentation, dans lequel j’avais vécu et créé et à l’authenticité duquel j’avais cru. Mais le sentiment de satisfaction que [‘éprouvais par la libération de l’objet me porta toujours plus loin dans le désert jusque là où plus rien d’autre n’était authentique que la seule sensibilité — et c’est ainsi que la sensibilité devint la substance même de ma vie. Ce carré que j’avais exposé n’était pas un carré vide, mais la sensibilité de l’absence de l’objet. Je reconnus que l’objet et la représentation avaient été considérés comme les équivalents de la sensibilité et je compris le mensonge de la volonté et de la représentation. »
[Malevitch, Die Gegenstandsiose Welt (le Monde sans objet, 1927.]


CONSTABLE
MONET (1891)


• Les artistes débordent les limites de la perspective.
• Autonomie de la touche, des signes plastiques
• Glissement du contraste clair-obscur vers le contraste chaud-froid
Constable / Rainstorm over the Sea, 1824-28
Monet / “meules” 1890-91
GAUGUIN (musique)
Maurice DENIS (août 1890)

« Se rappeler qu’un tableau — avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».
Gauguin / Seascape with Cow on the Edge of a Cliff 1888 Oil on canvas
73 x 60 cm (28 3/4 x 23 5/8 in)  Musee des Arts Decoratifs, Paris

CÉZANNE (1903)
« Le dessin et la couleur ne sont pas distincts, dit-il. Au fur et à mesure que l’on peint, on dessine ; plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

«  A une époque où la sensibilité de l’artiste était tenue presque unanimement pour l’unique raison de l’œuvre d’art, et où l’improvisation tendait à détruire en même temps les conventions surannées de l’académisme et les méthodes nécessaires, il arriva que l’art de Cézanne sut garder à la sensibilité son rôle essentiel tout en substituant la réflexion à l’empirisme. » Maurice Denis (1906)
Cézanne / Les grands arbres au Jas de Bouffan 1885-87

MATISSE (1905)
Les fauves. Provoquer sur le spectateur un choc semblable à celui que le réel leur suggère, concentrer sur la toile la globalité des sensations dans l’orchestration formes-couleurs.
Matisse / L’atelier rouge 1911 MOMA
BRAQUE, PICASSO (1912)
• Primauté de la construction du tableau
• Le réalisme plastique a totalement remplacé l’illusionnisme Cela permettra d’intégrer des éléments directement empruntés au réel.
Braque : « C’était des formes où il n’y avait rien à déformer parce qu’étant des aplats, les lettres étaient hors de l’espace et leur présence dans le tableau, par contraste, permettait de distinguer les objets qui se situaient hors l’espace » (La peinture et nous 1954)
• Révolution plastique : de l’huile et sa fluidité, on passe aux tableaux-objets. (…) En incluant directement une partition de musique ou un journal pour les représenter, Braque et Picasso perturbent la relation signifiant-signifié. Sur le plan plastique, il n’y a plus de distance entre le réel et sa représentation. Par cette introduction, ils révolutionnent le concept même du tableau : le réel n’est plus dans l’illusion de quelque chose qui lui est extérieur mais dans l’objet même de la réalisation picturale.

« La peinture trouve en elle-même sa raison d’être »
Braque / Bouteille, Journal, Pipe et Verre (1913

Picasso / Nature-morte à la chaise cannée, 1912

LEGER (1913)
«  La valeur réaliste d’une œuvre est parfaitement indépendante de toute qualité imitative (…) Le réalisme pictural est l’ordonnance simultanée de trois grandes quantités plastiques : les lignes, les formes et les couleurs. »

Ce sont essentiellement les progrès économiques, techniques et scientifiques de la civilisation qui rendent l’abstraction inévitable : le réel n’est plus à l’échelle des perceptions humaines. Parallèlement, dans le sillage du « Modern style », la ligne et la couleur ont gagné leur autonomie, l ‘évolution du fauvisme de Matisse le conduit au seuil de la peinture pure, les cubistes ont rejeté tout l’illusionnisme pour affirmer la réalité de l’objet créé, les futuristes sont préoccupés par l’expression des données « invisibles » (vitesse, bruit, odeur…) , les expressionnistes par la projection des réactions intérieures… Conséquences de ce mûrissement, l’abstraction va renverser la relation que l’homme entretenait traditionnellement avec son milieu.
Léger / Passage No. 2, 1913
KANDINSKY (1911)
Dans du spirituel dans l’art, écrit à Murnau en 1910 et publié en 1912, Kandinsky va mettre en évidence la double réalité de la peinture, son expression et sa forme. Il reconnaît :

« que l’œuvre d’art naît de l’artiste de façon mystérieuse. Détachée de lui, elle acquiert une vie autonome, devient une entité ». Mais il affirme aussi que : « L’artiste doit avoir quelque chose à communiquer car la maîtrise de la forme n’est pas une fin mais plutôt une adaptation de la forme à une expression interne ».
En écrivant Du spirituel dans l’art, Kandinsky y résume ses idées. Par la profondeur et la richesse de sa pensée, ce petit livre exercera une influence déterminante sur les avants-gardistes et orientera une partie de leurs recherches, même si, avec le recul, il apparaît un peu confus à cause du spiritualisme dans lequel il baigne.
« Il n’en reste pas moins exact que la couleur recèle une force encore mal connue mais réelle, évidente et qui agit sur tout le corps humain. A plus forte raison, on ne peut se contenter de l’association pour expliquer l’action de la couleur sur l’âme. La couleur, néanmoins, est un moyen d’exercer sur elle une influence directe. La couleur est la touche, l’œil le marteau qui la frappe, l’âme l’instrument aux milles cordes. L’artiste, lui, est la main qui, à l’aide de telle ou telle touche, obtient de l’âme la vibration juste. Il est donc évident que l’harmonie des couleurs ne doit reposer que sur le principe du contact efficace. L’âme humaine, touchée en son point le plus sensible répond. Cette base, nous l’appellerons le Principe de la nécessité intérieure. »
Kandinsky / Première aquarelle abstraite de Kandinsky (1910)
Musée National d’Art Moderne Georges Pompidou - Paris
MALEVITCH (1915)
Jusqu’ici, abstraire consistait à dépouiller et à épurer des données présentent dans le visible (stylisation). Avec Malevitch, l’abstraction devient axiome permettant de nouveaux développements.
« Ce n’est pas un carré, c’est le sentiment de l’absence de l’objet »

• Coupure brutale d’avec la nature, porte ouverte à ce que l’idée remplace l’objet.
Malévitch / Composition suprématiste 1916
RODTCHENKO (1921)
1921, exposition (5x5) : « 1918 : à l’exposition « création non objective et suprématisme », j’ai affirmé pour la première foi les constructions spatiales et dans la peinture le Noir sur noir ? En 1920, à l’exposition d’état n°14, j’ai affirmé pour la première fois la ligne en tant que facteur de construction. En 1921, dans cette exposition sont affirmées pour la première fois dans l’art les trois couleurs fondamentales ».

La peinture atteint ici ses limites, ainsi que le reconnaît immédiatement Taraboukine dans une conférence qu’il prononce le 20 août de la même année sous le titre le dernier tableau. Il y annonce que l’art non objectif a atteint son point critique de rupture : la pureté absolue du matériau peinture ; il ne restera plus qu’à tirer les conséquences de cet absolu qui condamne l’acte de peindre.

Le critique Alex Gan écrit en 1920 : «  Une ville communiste, telle que la projette les constructivistes, est un premier essai vers une organisation de la conscience humaine, la première te,tative pour donner une idée claire de ce qu’est une propriété collective. L’heure a sonné pour l’art appliqué pur. Une époque d’expérience sociale luia susccédé. Nous allons introduire l’objet utilitaire, avec sa forme propre et acceptable par tous. Rien ne viendra au hasard, rien ne sera gratuit ».
Alexandre Mikhaïlovicht Rodchenko (1891-1956), «Composition sans objet», 1917, 76x51,
huile sur contre-plaqué, musée régional d’art d’Ivanovo

MONDRIAN (1905)
L’évolution de Mondrian permet de revivre en condensé tout le cheminement de l’abstraction, des premières propositions cubistes jusqu’au suprématisme russe.
Mondrian / Composition avec lignes, 1917, Rijksmuseum Kroller-Muller, Otterlo
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Compléments
Delaunay / Hommage to Bleriot 1914 Oil on canvas
76 1/2 x 50 1/2 in Kunstmuseum, Basle

Kupka / L’Entêtement (ou l’Idole noire) 1900-1903
Aquateinte, rehauts de gouache blanche sur papier Centre Georges Pompidou, Paris
Kupka / «Form of Yellow (Notre Dame)» by Frantisek Kupka, oil on canvas,
73 by 59.5 centimeters, 1911
Balla / Speeding Car + Light Giacomo Balla, 1913

Carra / le cavalier rouge 1913
Marcel Duchamp / Nu descendant_No-2-1912

Marc / The fate of the animals 1913 (130 Kb); Oil on canvas,
196 x 266 cm; Kunstmuseum, Basle
Klee / Tunisian gardens 1919

Vladimir Tatline / Revelo 1915