vendredi 16 janvier 2015

Je suis CHARLIE



Pour son pacifisme et son antimilitarisme, pour sa moquerie sans faille des obscurantismes religieux et des puissances financières, pour son accompagnement permanents des "sans", sans-abris, sans-emplois, sans-papiers, ... , pour sa solidarité active auprès des écologistes, pour son combat anti-pub, pour sa parole féministe, ...
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Ci dessous :
  • Quelques images 
  • Citation  / Guy Debord / commentaires sur la société du spectacle / 1988
  • "Tout le monde nous regarde, on est devenus des symboles" ITV de Luz / Les inrocks / 10 janv 2015
  • "Hommage à Cabu" par La parisienne Libérée / Mediapart / janvier 2015
  •  "CHARLIE à tout prix ?" par Frédéric Lordon / Journal Fakir- Bourse du travail à Paris / 12 janvier 2015.
  • "Non à l'union sacrée" tribune collective / 15 janvier 2015 
  • "Soyez libres, c'est un ordre" de Patrick Rimbert / Le Monde Diplomatique / février 2015
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Une des initiatives des élèves dans le cadre du lycée Livet / Nantes.
CABU / pour le groupe “Hors d’Œuvres Universitaires” [HOU] 1982.
Un des personnages emblématique du dessinateur Cabu —
“Le grand duduche” — aiguillonne avec une fourchette un étudiant nantais.
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" Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. "
Guy Debord, "Commentaires sur la société du spectacle" 1988.
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Luz : “ Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles ”
LES INROCKS 10/01/2015

Une exécution collective a décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Face à l’horreur, le slogan Je suis Charlie est devenu l’étendard de la liberté et de la résistance à l’obscurantisme. Luz, dessinateur emblématique de l’hebdo, prend la parole pour la première fois, au lendemain de la mort de ses amis et à la veille du grand rassemblement de dimanche.

Luz dessine à Charlie Hebdo depuis vingt ans. Il doit la vie au fait d’être né un 7 janvier, et d’être arrivé à la bourre pour la conférence de rédaction de l’hebdomadaire satirique. Il participe avec les autres “survivants” à la fabrication du numéro de Charlie Hebdo qui sortira le 14 janvier, et qui sera exceptionnellement tiré à un million d’exemplaires. Aujourd’hui, comme hier, il se rendra dans les locaux de Libération, qui abritent la rédaction, pour discuter des angles, des sujets, de la couverture. Avec d’autres dessinateurs, il ira croquer le grand rassemblement républicain de dimanche. Au lendemain de l’attaque terroriste qui a coûté la vie à ses amis, ses mentors, sa famille, Luz nous confie ses doutes, ses craintes et sa colère. Dévasté par le chagrin, il s’interroge sur la possibilité de dessiner encore après ce terrible 7 janvier 2015 et livre un témoignage à contre-courant.

La sortie de Charlie Hebdo mercredi prochain est devenu un enjeu national et politique. Comment vivre cette responsabilité dans ces terribles conditions ?

Luz - Quand j’ai commencé le dessin, j’ai toujours considéré qu’on était protégé par le fait qu’on faisait des petits Mickey. Avec les morts, la fusillade, la violence, tout a changé de nature. Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles, tout comme nos dessins. L’Humanité a titré en Une “C’est la liberté qu’on assassine” au dessus de la reproduction de ma couverture sur Houellebecq qui, même si il y a un peu de fond, est une connerie sur Houellebecq. On fait porter sur nos épaules une charge symbolique qui n’existe pas dans nos dessins et qui nous dépasse un peu. Je fais partie des gens qui ont du mal avec ça.

Qu’entends-tu par “charge symbolique” ?

En 2007, avec la publication des caricatures de Mahomet du journal danois Jyllands-Posten, on était soit des provocateurs, soit des chevaliers blancs de la liberté de la presse. En 2011, quand les locaux ont été incendiés, on était de nouveau des chevaliers blancs. En 2012, à l’occasion de la sortie d’un film complètement con sur les musulmans (L’Innocence des musulmans), on dessine Mahomet à l’intérieur de Charlie, comme d’habitude. On redevient alors de dangereux provocateurs qui font fermer des ambassades et terrorisent les Français de l’étranger. Les médias ont fait une montagne de nos dessins alors qu’au regard du monde on est un putain de fanzine, un petit fanzine de lycéen. Ce fanzine est devenu un symbole national et international, mais ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression ! Des gens qui faisaient des petits dessins dans leur coin.

Tu veux dire que la nature de la caricature a changé ?

Depuis la publication des caricatures de Mahomet, la nature irresponsable de la caricature a progressivement disparue. Depuis 2007, nos dessins sont lus au premier degré. Des gens ou des dessinateurs, comme Plantu, estiment qu’on ne peut pas faire de dessins sur Mahomet à cause de leur visibilité mondiale liée à Internet. Il faudrait faire attention à ce qu’on fait en France parce qu’on peut faire réagir à Kuala Lumpur ou ailleurs. Et ça, c’est insupportable.

Pourquoi ?

Depuis 2007, Charlie est regardé sous l’angle de la responsabilité. Chaque dessin a la possibilité d’être lu sous l’angle d’enjeux géopolitique ou de politique intérieure. On met sur nos épaules la responsabilité de ces enjeux. Or on est un journal, on l’achète, on l’ouvre et on le referme. Si des gens postent nos dessins sur Internet, si des médias mettent en avant certains dessins, ce sont leur responsabilité. Pas la nôtre.
Sauf que c’est absolument l’inverse qui se passe.
On doit porter une responsabilité symbolique qui n’est pas inscrite dans le dessin de Charlie. A la différence des anglo-saxons ou de Plantu, Charlie se bat contre le symbolisme. Les colombes de la paix et autres métaphores du monde en guerre, ce n’est pas notre truc. On travaille sur des points de détails, des points précis liés à l’humour français, à nos analyses de petits Français.
Des dessins parfois crasses ou punk…
Parfois cucul la praline, parfois craspouille, punk effectivement. Parfois c’est raté, parfois c’est juste beau. Charlie est la somme de personnes très différentes les unes des autres qui font des petits dessins. La nature du dessin changeait en fonction de la patte de son dessinateur, de son style, de son passé politique pour les uns, ou artistique pour les autres. Mais cette humilité et cette diversité de regards n’existent plus. Chaque dessin est vu comme si il était fait par chacun d’entre nous. Au final, la charge symbolique actuelle est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé : détruire les symboles, faire tomber les tabous, mettre à plat les fantasmes. C’est formidable que les gens nous soutiennent mais on est dans un contre-sens de ce que sont les dessins de Charlie.

Vous êtes devenus les étendards de l’unité nationale.

Cet unanimisme est utile à Hollande pour ressouder la nation. Il est utile à Marine Le Pen pour demander la peine de mort. Le symbolisme au sens large, tout le monde peut en faire n’importe quoi. Même Poutine pourrait être d’accord avec une colombe de la paix. Or, précisément, les dessins de Charlie, tu ne pouvais pas en faire n’importe quoi. Quand on se moque avec précision des obscurantismes, quand on ridiculise des attitudes politiques, on n’est pas dans le symbole. Charb, que je considère comme le Reiser de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, parlait de la société. Il dessinait ce qu’il y avait sous le vernis, des gens avec un gros nez, un peu moches. Là, on est sous une énorme chape de vernis et ça va être difficile pour moi.

C’est-à-dire ?

Est-ce vraiment le moment de faire Charlie alors qu’on est dans l’émotion ? Est ce opportun de le faire vite pour répondre à la symbolique de l’attentat ? Ce sont des questions que je pose. Répondre à la symbolique par la symbolique, ce n’est pas Charlie. Cette nuit, j’ai pensé à un dessin que je ne ferais certainement pas : une trace sur le sol pour montrer l’emplacement des victimes, avec une lunette dans un coin et juste une bulle qui dit “hahaha”, le tout sur fond noir. Ce n’est pas une super idée, parce que c’est l’idée que la symbolique m’impose.

La question que tu poses c’est “comment encore dessiner après ça?”

Oui. Et après ça, comment dessiner dans ce cadre-là. Dans ce Charlie fantasmé qui nous submerge.

Comment continuer Charlie Hebdo ?

La suite va être compliquée. Pour toutes les raisons que je viens de te donner et parce qu’on va être obligé de travailler sans les personnalités graphiques, politiques, éthiques et militantes de Charb, Tignous, Honoré et de tous les autres. Dans les moments difficiles où nous étions piégés par le fantasme de l’irresponsabilité, on s’en répartissait la charge. Aujourd’hui, reste Catherine, Willem, Coco et moi (et Riss blessé à l’épaule). Comment va-t-on se dépatouiller pour dépasser cette injonction symbolique avec quatre styles ? (Jul, qui avait quitté Charlie, les a rejoints pour participer au prochain numéro). Des gens nous proposent des dessins gratos. Mais est-ce qu’ils seront dans l’esprit Charlie ? L’esprit actuel existe depuis 22 ans. Ce journal existe grâce à la somme de ses personnalités.

As-tu toujours pensé qu’il fallait caricaturer le prophète ou, à un moment, as-tu eu le sentiment qu’un piège était en train de se refermer sur vous ?

Ce qui est marrant, c’est qu’on a continué à caricaturer Mahomet après 2007. Après la triple polémique 2007, 2011, 2012, Charb et Zineb El-Rhazoui ont même publié La vie de Mahomet en deux tomes. Cela n’a fait aucun bruit. On avait gagné. Charb voulait aller au bout de ce projet, droit dans ses chaussures de trekking (rires) et ses pantalons militaires tout moches qu’il aimait. Charb estimait qu’on pouvait continuer à faire tomber les tabous et les symboles. Sauf qu’aujourd’hui, nous somme le symbole. Comment détruire un symbole qui est soi-même ?

Je ne sais pas.

Moi non plus. Je ne trouverais pas la réponse cette semaine et je ne suis pas sûr de la trouver un jour. Nous allons sortir Charlie. Je vais me forcer. Je vais penser aux copains morts, mais qui ne sont pas tombés pour la France ! Aujourd’hui, on a l’impression que Charlie est tombé pour la liberté d’expression. Nos copains sont juste morts. Nos copains qu’on aimait et dont on admirait tellement le talent.
Jeannette Bougrab, la compagne de Charb, très émue, a estimé sur BFMTV qu’ils méritaient d’entrer au Panthéon.
Charlie c’est l’inverse. Et puis ça n’a pas changé grand chose pour Marie Curie d’entrer au Panthéon.
Cela fait une belle cérémonie…
Je n’étais pas à la manifestation spontanée du 7 janvier. Des gens ont chanté la Marseillaise. On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabus, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude. Les gens s’expriment comme ils veulent mais il ne faut pas que la République ressemble à une pleureuse de la Corée du Nord. Ce serait dommage.

J’imagine que tu veux croquer le rassemblement de demain à cause de ce genre de considération ?

Je ne sais pas ce que ça va donner. On ne va pas en reportage avec ses a priori, on ressent et on fait avec ce qu’il y a. Il y aura certainement des belles choses, des pleurs, des joies et peut être des absurdités. En même temps, cela montrera le changement de nature de Charlie : ces gens qui nous soutiennent maintenant qu’on est mort, qui ne nous ont pas toujours lu, pas toujours suivi. Je ne leur en veux pas. On n’était pas là pour convaincre l’ensemble de la population.

En novembre dernier, Charb avait lancé un appel à souscription pour sauver Charlie. Vous étiez bien seuls…

On était tout seuls depuis un petit moment. Depuis la troisième affaire liée à Mahomet. Toutes ces histoires ont créé tellement de fantasmes sur la dangerosité de l’athéisme de Charlie, son islamophobie. On était juste de joyeux incroyants. Tous ceux qui sont morts étaient de joyeux incroyants. Et là, ils sont nulle part. Comme tout le monde.

Qu’est ce que tu penses du fait que Manuel Valls n’a pas convié Marine Le Pen au “rassemblement républicain” de demain ?

Je m’en branle.

Est ce que tu as l’impression qu’on essaie de récupérer Charlie ?

Honnêtement, qu’est ce que tu veux récupérer ? Après, il y a ce grand élan. Mais dans un an, que restera-t-il de ce grand élan plutôt progressiste sur la liberté d’expression ? Est ce qu’il va y avoir des aides à la presse particulières ? Est ce que des gens vont s’opposer à la fermeture des journaux ? Des kiosques ? Est ce que les gens vont acheter des journaux ? Que restera-t-il de cet élan ? Peut-être quelque chose. Mais peut-être rien.

Comment allez vous travailler ?

On va continuer à faire nos bonshommes. Notre boulot de dessinateur est de mettre le petit bonhomme au coeur du dessin, de traduire l’idée qu’on est tous des petits bonhommes et qu’on essaie de se démerder avec ça. C’est ça le dessin. Ceux qu’on a tué étaient juste des gens qui dessinaient des bonhommes. Et aussi des bonnes-femmes.

Et c’est beaucoup demander à des petits bonhommes de sauver la République ?

Exactement.

Propos recueillis par Anne Laffeter.
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Sur MEDIAPART, la parisienne libérée :



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  CHARLIE à tout prix ? par Frédéric Lordon
Ce texte est tiré d’une intervention à la soirée « La dissidence, pas le silence ! », organisée par le journal Fakir à la Bourse du travail à Paris le 12 janvier 2015.
Lorsque le pouvoir de transfiguration de la mort, ce rituel social qui commande l’éloge des disparus, se joint à la puissance d’une émotion commune à l’échelle de la société tout entière, il est à craindre que ce soit la clarté des idées qui passe un mauvais moment. Il faut sans doute en prendre son parti, car il y a un temps social pour chaque chose, et chaque chose a son heure sociale sous le ciel : un temps pour se recueillir, un temps pour tout dire à nouveau.

Mais qu’on se doive d’abord à la mémoire de ceux qui sont morts n’implique pas, même au plus fort du traumatisme, que toute parole nous soit interdite. Et notamment pour tenter de mettre quelque clarification dans l’inextricable confusion intellectuelle et politique qu’un événement si extrême ne pouvait manquer, en soi, de produire, à plus forte raison sous la direction éclairée de médias qui ne louperont pas une occasion de se refaire la cerise sur le dos de la « liberté d’expression », et de politiques experts en l’art de la récupération.

Disons tout de suite que l’essentiel de cette confusion se sera concentré en une seule phrase, « Je suis Charlie », qui semble avoir tout d’une limpide évidence, quand tant d’implicites à problème s’y trouvent repliés.

« Je suis Charlie ». Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en apparence d’une parfaite simplicité ? On appelle métonymie la figure de rhétorique qui consiste à donner une chose pour une autre, avec laquelle elle est dans un certain rapport : l’effet pour la cause, le contenu pour le contenant, ou la partie pour le tout. Dans « Je suis Charlie », le problème du mot « Charlie » vient du fait qu’il renvoie à une multitude de choses différentes, mais liées entre elles sous un rapport de métonymie. Or ces choses différentes appellent de notre part des devoirs différents, là où, précisément, leurs rapports de métonymie tendent à les confondre et à tout plonger dans l’indistinction.

Charlie, ce sont d’abord des personnes humaines, privées – par bonheur, on s’est aperçu rapidement que dire simplement « Charlie » pour les rassembler faisait bon marché de deux policiers, un agent de maintenance, un malheureux visiteur de ce jour là, et puis aussi de cinq autres personnes, dont quatre juives, tuées les deux jours d’après. Sauf à avoir rompu avec toute humanité en soi, on ne pouvait qu’être frappé de stupeur et d’effroi à la nouvelle de ces assassinats.

Mais l’émotion n’a été si considérable que parce qu’il était perceptible à tous que ce qui venait d’être attaqué excédait évidemment les personnes privées. Et voici donc le deuxième sens possible de « Charlie » : Charlie comme métonymie des principes de liberté d’expression, des droits à exprimer sans craindre pour sa sécurité, tels qu’ils sont au cœur de notre forme de vie.

On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées, il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu, et que la compassion publique se distribue parfois d’une manière étrange, je veux dire étrangement inégale.

On pouvait aussi se sentir Charlie au nom de l’idée générale, sinon d’une certaine manière de vivre en société, du moins d’y organiser la parole, c’est-à-dire au nom du désir de ne pas s’en laisser conter par les agressions qui entreprennent de la nier radicalement. Et l’on pouvait trouver qu’une communauté, qui sait retourner ainsi à l’un de ses dénominateurs communs les plus puissants, fait une démonstration de sa vitalité.

Mais les choses deviennent moins simples quand « Charlie » désigne – et c’est bien sûr cette lecture immédiate qui avait tout chance d’imposer sa force d’évidence – quand « Charlie », donc, désigne non plus des personnes privées, ni des principes généraux, mais des personnes publiques rassemblées dans un journal. On peut sans la moindre contradiction avoir été accablé par la tragédie humaine et n’avoir pas varié quant à l’avis que ce journal nous inspirait – pour ma part il était un objet de violent désaccord politique. Si, comme il était assez logique de l’entendre, « Je suis Charlie » était une injonction à s’assimiler au journal Charlie, cette injonction-là m’était impossible. Je ne suis pas Charlie, et je ne pouvais pas l’être, à aucun moment.

Je le pouvais d’autant moins que cette formule a aussi fonctionné comme une sommation. Et nous avons en quelques heures basculé dans un régime de commandement inséparablement émotionnel et politique. Dès ses premiers moments, la diffusion comme traînée de poudre du « Je suis Charlie » a fait irrésistiblement penser au « Nous sommes tous américains » du journal Le Monde du 12 septembre 2001. Il n’a pas fallu une demi-journée pour que cette réminiscence se confirme, et c’est Libération qui s’est chargé de faire passer le mot d’ordre à la première personne du pluriel : « Nous sommes tous Charlie » — bienvenue dans le monde de l’unanimité décrétée, et malheur aux réfractaires. Et puis surtout célébrons la liberté de penser sous l’écrasement de tout dissensus, en mélangeant subrepticement l’émotion de la tragédie et l’adhésion politique implicite à une ligne éditoriale. Ceci d’ailleurs au point de faire à la presse anglo-saxonne le procès de se montrer hypocrite et insuffisamment solidaire (obéissante) quand elle refuse de republier les caricatures. Il fallait donc traverser au moins une mer pour avoir quelque chance de retrouver des têtes froides, et entendre cet argument normalement élémentaire que défendre la liberté d’expression n’implique pas d’endosser les expressions de ceux dont on défend la liberté.

Mais cette unanimité sous injonction était surtout bien faite pour que s’y engouffrent toutes sortes de récupérateurs. Les médias d’abord, dont on pouvait être sûr que, dans un réflexe opportuniste somme toute très semblable à celui des pouvoirs politiques dont ils partagent le discrédit, ils ne manqueraient pas pareille occasion de s’envelopper dans la « liberté de la presse », cet asile de leur turpitude. A l’image par exemple de Libération, qui organise avec une publicité aussi ostentatoire que possible l’hébergement de Charlie Hebdo. Libération, ce rafiot, vendu à tous les pouvoirs temporels, auto-institué dernière demeure de la liberté d’expression ! — peut-être en tous les sens du terme d’ailleurs. Et combien de la même farine derrière Libé pour faire de la surenchère dans le Charlisme ?
« Si cet homme qui, dit-on, riait de tout revenait en ce siècle, il mourrait de rire assurément », écrit Spinoza dans une de ses lettres. Et c’est vrai qu’il y a de quoi rire longtemps à voir ainsi les organes de la soumission à l’ordre social entonner avec autant de sincérité l’air de l’anticonformisme et de la subversion radicale. Rire longtemps... enfin pas trop quand même, car il faudra bien songer un jour à sortir de cette imposture.

Ce sera sans l’aide du pouvoir politique, qui n’a jamais intérêt au dessillement, et à qui l’union nationale a toujours été la plus fidèle des ressources. Union nationale, et même internationale en l’occurrence, dont une version carabinée nous aura été administrée. Fallait-il qu’elle soit incoercible la pulsion récupératrice de François Hollande de se faire reluire à la tête de Paris « capitale du monde » pour convier, de proche en proche, jusqu’à Orban, Porochenko, et puis Netanyahu, Lieberman, etc. de hautes figures morales, connues pour se partager entre défenseurs de la liberté de la presse et amis du dialogue interconfessionnel [1].

Par bonheur, il s’est déjà trouvé suffisamment de voix pour s’inquiéter des usages, ou plutôt des mésusages, que ce pouvoir ne manquera pas de faire d’une mobilisation de masse qu’il s’empressera de considérer comme un mandat.

Espérons qu’il s’en trouvera également pour recommander à quelques éditorialistes un court séjour en cellule de dégrisement, et pour leur apporter le café salé. Dans la concurrence pour être à la hauteur de l’Histoire, et même – pente aussi fatale que grotesque de l’information en continu – pour être les premiers à « annoncer » l’Histoire, il était logique que tous criassent à l’Histoire et à l’Historique à propos de la manifestation d’hier. S’il est permis d’en rire, on dira que, historique, elle l’a sans doute été sous quelque rapport, au moins pour être la première du genre où le comptage de la police avait une chance d’être supérieur à celui des organisateurs. On ne sache pas cependant qu’il soit resté grand-chose des manifestations monstres de Carpentras et du 1er mai 2002, effusions collectives qui avaient déjà hystérisé le commentariat, mais dont on doit bien reconnaître que la productivité politique aura été rigoureusement nulle.

On aimerait beaucoup qu’il en aille autrement cette fois-ci, mais on ne peut pas s’empêcher de poser en toute généralité la question de savoir s’il n’y a pas un effet de substitution entre le degré de l’unanimité et sa teneur politique possible. Par construction, arasant toute la conflictualité qui est la matière même de la politique, la masse unie est tendanciellement a-politique. Ou alors, c’est que c’est la Révolution – mais il n’est pas certain que nous soyons dans ce cas de figure…

Il y aurait enfin matière à questionner la réalité de l’« union nationale » qu’on célèbre en tous sens. Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué. C’est que le nombre brut n’est pas en soi un indicateur de représentativité : il suffit que soit exceptionnellement élevé le taux de mobilisation d’un certain sous-ensemble de la population pour produire un résultat pareil.

Alors « union nationale » ? « Peuple en marche » ? « France debout » ? Il s’agirait peut-être d’y regarder à deux fois, et notamment pour savoir si cette manière de clamer la résolution du problème par la levée en masse n’est pas une manière spécialement insidieuse de reconduire le problème, ou d’en faire la dénégation. A l’image des dominants, toujours portés à prendre leur particularité pour de l’universel, et à croire que leur être au monde social épuise tout ce qu’il y a à dire sur le monde social, il se pourrait que les cortèges d’hier aient surtout vu la bourgeoisie éduquée contempler ses propres puissances et s’abandonner au ravissement d’elle-même. Il n’est pas certain cependant que ceci fasse un « pays », ou même un « peuple », comme nous pourrions avoir bientôt l’occasion de nous en ressouvenir.

Il y a une façon aveuglée de s’extasier de l’histoire imaginaire qui est le plus sûr moyen de laisser échapper l’histoire réelle — celle qui s’accomplit hors de toute fantasmagorie, et le plus souvent dans notre dos. Or, l’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule. Si nous voulons avoir quelque chance de nous la réapproprier, passé le temps du deuil, il faudra songer à sortir de l’hébétude et à refaire de la politique. Mais pour de bon.

Notes

[1] Lire Alain Gresh, « D’étranges défenseurs de la liberté de la presse à la manifestation pour “Charlie Hebdo” », Nouvelles d’Orient, 12 janvier 2015.

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Non à l'union sacrée

La sidération, la tristesse, la colère face à l’attentat odieux contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, puis la tuerie ouvertement antisémite, vendredi 9 janvier, nous les ressentons encore. Voir des artistes abattus en raison de leur liberté d’expression, au nom d’une idéologie réactionnaire, nous a révulsés. Mais la nausée nous vient devant l’injonction à l’unanimisme et la récupération de ces horribles assassinats.
Nous partageons les sentiments de celles et ceux qui sont descendus dans la rue. Mais ces manifestations ont été confisquées par des pompiers pyromanes qui n’ont aucune vergogne à s’y refaire une santé sur le cadavre des victimes. Manuel Valls, François Hollande, Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, Jean-François Copé, Angela Merkel, David Cameron, Jean-Claude Juncker, Viktor Orban, Benyamin Nétanyahou, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett, Petro Porochenko, les représentants de Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine, Omar Bongo… : quel défilé d’abjecte hypocrisie.
Cette mascarade indécente masque mal les 5 000 bombes que l’OTAN a larguées sur l’Irak depuis cinq jours sur décision de ce carré de tête ; les milliers de morts à Gaza, où Avigdor Lieberman, le ministre israélien des affaires étrangères, imaginait employer la bombe atomique quand Naftali Bennett (économie et diaspora) se rengorgeait d’avoir tué beaucoup d’Arabes ; le million de victimes que le blocus en Irak a provoquées. Ceux qu’on a vus manifester en tête de cortège à Paris ordonnent ailleurs de tels carnages.
« Tout le monde doit venir à la manifestation », a déclaré M. Valls en poussant des hauts cris sur la « liberté » et la « tolérance ». Le même qui a interdit les manifestations contre les massacres en Palestine, fait gazer des cheminots en grève et matraquer des lycéens solidaires de leurs camarades sans-papiers expulsés nous donne des leçons de liberté d’expression. Celui qui déplorait à Evry, lorsqu’il était maire PS, de ne voir pas assez de « Blancos » nous jure son amour de la tolérance. Le même qui fanfaronne de battre des records dans l’expulsion des Roms se gargarise de « civilisation ».
En France, la liberté d’expression serait sacrée, on y aurait le droit de blasphémer : blasphème à géométrie variable, puisque l’« offense au drapeau et à l’hymne national » est punie de lourdes amendes et de peines de prison. Que le PS et l’UMP nous expliquent la compatibilité entre leur condamnation officielle du fondamentalisme et la vente d’armes à l’Arabie saoudite, où les femmes n’ont aucun droit, où l’apostasie est punie de mort et où les immigrés subissent un sort proche de l’esclavage.

Chantage

Nous ne participerons pas à l’union sacrée. On a déjà vu à quelle boucherie elle peut mener. En attendant, le chantage à l’unité nationale sert à désamorcer les colères sociales et la révolte contre les politiques conduites depuis des années.
Manuel Valls nous a asséné que « Nous sommes tous Charlie » et « Nous sommes tous des policiers ». D’abord, non, nous ne sommes pas Charlie. Car si nous sommes bouleversés par la mort de ses dessinateurs et journalistes, nous ne pouvons reprendre à notre compte l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés. On n’y voyait plus l’anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés.
Nous ne sommes pas des policiers. La mort de trois d’entre eux est un événement tragique. Mais elle ne nous fera pas entonner l’hymne à l’institution policière. Les contrôles au faciès, les rafles de sans-papiers, les humiliations quotidiennes, les tabassages parfois mortels dans les commissariats, les Flash-Ball qui mutilent, les grenades offensives qui assassinent, nous l’interdisent à jamais.
Et, s’il faut mettre une bougie à sa fenêtre pour pleurer les victimes, nous en ferons briller aussi pour Eric, Loïc, Abou Bakari, Zied, Bouna, Wissam, Rémi, victimes d’une violence perpétrée en toute impunité. Dans un système où les inégalités se creusent de manière vertigineuse, où des richesses éhontées côtoient la plus écrasante misère, sans que nous soyons encore capables massivement de nous en indigner, nous en allumerons aussi pour les six SDF morts en France la semaine de Noël 2014.
Nous sommes solidaires de celles et ceux qui se sentent en danger, depuis que se multiplient les appels à la haine, les « Mort aux Arabes », les incendies de mosquées. Nous nous indignons des incantations faites aux musulmans de se démarquer ; demande-t-on aux chrétiens de se désolidariser des crimes, en 2011, d’Anders Behring Breivik perpétrés au nom de l’Occident chrétien et blanc ? Nous sommes aussi aux côtés de celles et ceux qui subissent le regain d’antisémitisme, dramatiquement exprimé par l’attaque de vendredi 9.
Notre émotion face à l’horreur ne nous fera pas oublier combien les indignations sont sélectives. Non, aucune union sacrée. Faisons en sorte, ensemble, que l’immense mobilisation se poursuive en toute indépendance de ces gouvernements entretenant des choix géopolitiques criminels en Afrique et au Moyen-Orient et ici chômage, précarité, désespoir. Que cet élan collectif débouche sur une volonté subversive, contestataire, révoltée, inentamée, d’imaginer une autre société, comme Charlie l’a longtemps souhaité.

Cette tribune est l’oeuvre d’un collectif: Ludivine Bantigny, historienne; Emmanuel Burdeau, critique de cinéma; François Cusset, historien des idées; Cédric Durand, économiste; Eric Hazan, éditeur; Razmig Keucheyan, sociologue; Thierry Labica, historien; Marwan Mohammed, sociologue; Olivier Neveux, historien de l’art; Willy Pelletier, sociologue; Eugenio Renzi, critique de cinéma; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe; Julien Théry, historien; Rémy Toulouse, éditeur; Enzo Traverso, historien.

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Soyez libres, c’est un ordre

par Pierre Rimbert, février 2015
Chacun le redoutait, mais nul n’imaginait que le drame surviendrait ainsi : vendredi 9 janvier, le footballeur de Montpellier Abdelhamid El-Kaoutari ne porte pas le maillot « Je suis Charlie » lors de l’échauffement préparatoire au match contre l’Olympique de Marseille. Aussitôt, les réseaux sociaux crépitent. Invité le dimanche sur Canal Plus, l’entraîneur Rolland Courbis est sommé de s’expliquer. Le lendemain, la polémique enfle : trois joueurs de Valenciennes n’acceptent de revêtir le fameux maillot qu’à condition d’escamoter le « je suis » sous un bout de Scotch. Sur le plateau d’« Afterfoot », une émission-phare de RMC, le ton monte. « On se bat depuis une semaine pour la liberté d’expression, explique l’animateur Gilbert Brisbois, laissons-les s’exprimer et attendons leurs explications. » Furieux, le journaliste Daniel Riolo enchaîne : « … la liberté d’expression qui va être l’argument de tous les abrutis pour sortir toutes les bêtises ».

Etre ou ne pas être « Charlie » ? Dans la semaine qui suit le massacre de journalistes et dessinateurs de l’hebdomadaire satirique, puis de clients d’un supermarché kasher, par des djihadistes français, la question serpente comme une traînée de poudre de salles de cours en salles de rédaction. « La banlieue tiraillée entre “Charlie” et “pas Charlie” », titre Le Monde (16 janvier). Sur la couverture d’Aujourd’hui en France (15 janvier), un panneau « Je suis Charlie » déchiré symbolise « Le risque de la fracture ». Voici chacun sommé non seulement de choisir son camp, mais surtout d’accepter l’évidence de cette ligne de démarcation. « C’est justement ceux qui ne sont pas “Charlie” qu’il faut repérer », tonne la journaliste Nathalie Saint-Cricq sur France 2. « Ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale »(12 janvier). « Avec nous ou avec les terroristes » : la ritournelle favorise les mises en scène les plus spectaculaires, les débats les plus explosifs.

Et les desseins les plus funestes. Les idéologues du djihadisme international rêvent de scinder les nations européennes entre des populations « blanches » convaincues qu’un péril islamiste les menace et une frange de « musulmans » radicalisés par le racisme et les interventions occidentales. Certes, les jalons sont depuis longtemps posés pour que la société s’organise en fonction de « valeurs » et d’identités plutôt que de forces sociales et d’intérêts ; pour qu’une faille toujours plus profonde sépare salariés, chômeurs, victimes de l’austérité en fonction de leurs croyances (lire « Islamophobie ou prolophobie ? »). Des obstacles demeurent toutefois. Remplacer la ligne de front politique par l’affrontement culturel implique que la petite bourgeoisie intellectuelle, assise comme souvent entre les deux chaises, bascule tout à fait dans le camp réactionnaire. Ce groupe social, qui porte ses contradictions en bandoulière, entretient avec les prolétaires issus de l’immigration une relation ambiguë où se mêlent désir de métissage culturel et rapport de domination, mixité urbaine et ségrégation résidentielle, antiracisme et ethnocentrisme, laïcité intransigeante et nounou voilée. Pilier du monde de l’art et de la culture, il joue un rôle décisif dans l’élaboration des représentations sociales. Son embrigadement dans la guerre des civilisations n’en serait que plus important.

Cette stratégie de la tension bénéficie de l’appui involontaire des médias et des intellectuels obsédés par la reconfiguration du débat public autour d’une alternative : « Charlie » ou « pas Charlie ». Plus question d’entre-deux ni de « oui, mais ». « Ces discours relativistes de la petite lâcheté du “mais”, c’est contre cela qu’on se bat depuis des années, expliquera M. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo. Et c’est cela qu’il ne faut plus permettre à partir d’aujourd’hui » C dans l’air », France 5, 9 janvier 2015). Gare à ceux qui poseraient l’embarrassante question du « deux poids, deux mesures » en matière de libre communication des pensées et des opinions. « Faut-il condamner Dieudonné au risque de lui octroyer à son tour un statut de victime ? », demande sur France Inter l’éditorialiste Thomas Legrand (15 janvier), alors que le comédien est placé en garde à vue et poursuivi pour apologie du terrorisme sur la base d’un mauvais jeu de mots. « Une telle question est une interrogation munichoise, une faiblesse, un abandon coupable, un aplatissement ! » Récapitulons : la liberté d’expression, la démocratie, la tolérance, le courage, c’est « Charlie » ; la barbarie, la terreur, le fanatisme, l’intolérance, c’est « pas Charlie ».

Il y a fort à parier pourtant que les millions de personnes saisies d’émotion et de colère à l’annonce des tueries ne se sont pas retrouvées dans cette subtile dichotomie. Avec ou sans placard « Je suis Charlie », ayant ou non participé aux manifestations géantes du dimanche 11 janvier, beaucoup ont éprouvé le sentiment organique de la fraternité sans se laisser duper par les images diffusées en boucle de foules tricolores chantant La Marseillaise et acclamant la police. Quant aux marcheurs réunis par le besoin de faire corps, leurs convictions étaient moins homogènes que celles des processionnaires larmoyants des plateaux de télévision. L’écart vertigineux entre ce qu’« être Charlie » signifiait pour les uns (la concorde universelle) et pour quelques autres (les Arabes dehors !) ôtait toute consistance à la catégorie si l’on y réfléchissait un peu. Mais peut-on réfléchir en régime d’information continue ?

Le vendredi 9 janvier, on ne distingue plus TF1 de BFM-TV, si ce n’est par l’enthousiasme de M. Alain Weill, propriétaire de cette dernière, jubilant sur Twitter d’avoir battu un « record d’audience historique ». Cassant sa grille de programmes, la première chaîne française évolue en direct de 10 heures à 21 h 15 ; sur Europe 1, l’édition spéciale dure quatre jours. La bataille s’engage non plus après mais pendant l’événement, pour en fixer le sens. A ce jeu, les médias d’information tirent toujours les premiers, réverbérant sur le kaléidoscope des écrans la philosophie spontanée de leurs directions éditoriales : un irrésistible goût de l’ordre et de la bienséance, symbolisé par l’image de quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernement très inégalement démocrates, défilant coude à coude. France 2 jugea crucial de rediffuser la séquence au ralenti, accompagnée de violons et d’un piano liquoreux, la photographie de la chancelière Angela Merkel penchée tendrement sur l’épaule de M.François Hollande incrustée en point d’orgue (12 janvier).

Dépeinte comme braillarde et vulgaire lorsqu’elle manifeste pour ses droits sociaux, la foule couchée sur papier devint soudain lumineuse, esthétisée façon Delacroix sur une couverture de L’Obs (11 janvier) actualisant La Liberté guidant le peuple, ou édifiante, comme ce cliché d’un jeune garçon noir au regard triste, l’autocollant « Je suis Charlie » sur la joue, qui contemple la multitude du haut de la statue de la République (Libération, 13 janvier) — un visage Potemkine masquant la sous-représentation d’une partie de la population dans les rassemblements parisiens. En direct du centre du monde, le grand reporter Etienne Monin s’extasiait sur France Info (11 janvier) : « Dans cette manifestation, petit moment de grâce, une image lumineuse, d’une beauté heu… immédiate, celle d’un jeune couple, elle avec les yeux bleus légèrement tristes, lui d’une beauté métissée rassurante. »

Comme au carnaval, l’hommage de la presse à elle-même mit tout cul par-dessus tête. « On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabu, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude », enrageait le dessinateur Luz, rescapé de l’équipe de Charlie Hebdo (www.lesinrocks.com, 10 janvier). Insensible à cette observation, la fine fleur des commentateurs honora le mauvais goût par les bons sentiments, pleura des caricaturistes anarchistes au cours d’un défilé orchestré par le ministère de l’intérieur et béni par le pape, l’Alliance atlantique, la Fédération française de football et M. Arnold Schwarzenegger. Quarante-huit heures après le culte rendu à la liberté d’expression, la presse annonçait, impavide, la condamnation à des peines de prison ferme d’adolescentes, d’un ivrogne, d’un simple d’esprit coupables de dérapages verbaux qui tombaient sous le coup d’une loi récemment durcie. On frissonne à l’idée que M. Manuel Valls découvre la couverture de Charlie Hebdo du 18 décembre 1975 qui fêtait la Nativité par cette exhortation fort peu civique : « Chiez dans les crèches. Achevez les handicapés. Fusillez les militaires. Etranglez les curés. Ecrabouillez les flics. Incendiez les banques. »

En comparaison, la muse de la presse régionale a paru presque constipée. Vendredi 9, dix quotidiens affichent à la « une » la même manchette : « La traque » ; et, le lundi suivant, huit titrent simultanément « Historique ! ». Un carambolage d’actualité pimente cette célébration du pluralisme dans l’unanimisme quand, le 7 janvier, la « communauté des éditeurs » de presse constituée de dix syndicats patronaux déclare solennellement qu’elle « ne cédera jamais aux menaces et aux intimidations faites aux principes intangibles de la liberté d’expression » ; le même jour, le milliardaire Patrick Drahi, déjà copropriétaire de Libération, confirme son intention d’acquérir les magazines L’Express et L’Expansion.

Pendant que Libération, justement, s’évertuait à « panser la République » (17-18 janvier) à l’aide de concepts majuscules mais à court de moyens — Citoyenneté, Laïcité, Education, Justice, etc. —, l’éditorialiste libéral Nicolas Baverez entonnait un air bien connu : « L’union nationale doit être prolongée pour lutter contre l’islamisme mais aussi pour mettre en œuvre les réformes économiques et sociales », au nombre desquelles « la libéralisation du marché du travail, qui a fait ses preuves partout ailleurs » (Le Point, 16 janvier). La liberté de la presse a bel et bien survécu aux attentats.
Pierre Rimbert

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