Rencontre avec Miquel Barceló : "La Grotte Chauvet est ma plus belle émotion esthétique"
"C'est comme si l'artiste était juste parti prendre un
café !", m'a confiée Miquel Barceló, rencontré dans son atelier du
Marais à Paris. Les morceaux de charbon de bois ou les burins prêts à
graver la paroi sont restés là, en l'état... "C'est ce qui donne à la
grotte Chauvet cette atmosphère si particulière, presqu'intime."
L'artiste espagnol, dont l'émotion est palpable, sait de quoi il parle :
il fait partie des très rares personnalités a avoir eu l'autorisation
de visiter cette grotte ornée, découverte en Ardèche en 1994 et fermée
au public pour des raisons de conservation. Considérée comme un trésor
de l'Humanité - la demande d'inscription au titre du Patrimoine de
l'Humanité est en cours auprès de l'UNESCO - ses 8 000m2 sont recouverts
de plus de près de 400 peintures datées de 35 000 ans, soit 15 000 ans
avant celles de Lascaux ! Choisi comme membre éminent du comité de
recherche scientifique, Miquel Barceló les étudie de près : il est en
effet chargé de superviser le travail de reproduction - lui préfère dire
"recréation" - des artistes et artisans qui vont réaliser l'ensemble
des peintures qui orneront le fac-similé grandeur nature de la grotte
dont l'ouverture est prévue en 2014 à quelques kilomètres de
Vallon-Pont-d'Arc en Ardèche.
Le peintre catalan, de renommée
internationale, est un expert en coups de brosse, zébrures et percées
dans la paroi, rugosité et imperfection de la surface. Connu pour être
l'auteur de la coupole de 1500 m2 du Palais des Nations de l'ONU à
Genève, aujourd'hui qualifiée de "chapelle Sixtine du XXIe siècle" il
excelle dans la montée en puissance de la matière. A travers les 35
tonnes de peinture gouttant du plafond, véritables stalactites de
couleurs, on y perçoit son intérêt notamment pour la gravité picturale. A
55 ans, Barceló est aujourd'hui comblé de pouvoir témoigner de son
émotion esthétique face aux premiers chefs d'œuvre de l'humanité.
"Je
veille à la fraîcheur du trait, à l'authenticité du geste, il doit être
rapide. La façon dont a été gravé un petit hibou, en quelques secondes,
est une prouesse", commente Barceló, qui dans son travail, est aussi
primitif et vital qu'un Pollock, le peintre américain de
l'expressionnisme abstrait. De grands bisons noirs, un immense cheval
qui semble sortir des profondeurs de la grotte, plus loin, 17 rhinocéros
groupés et, à leur gauche, un renne et quatre grands lions... Ici, les
animaux dangereux, qui ne figuraient pas au menu des dessins
paléolithiques, sont largement majoritaires. Ils sont dessinés aux
charbons sur une paroi humide. Tandis qu'à Lascaux, il s'agit de
polychromie sur paroi sèche. Une difficulté d'exécution qui rend la
production artistique plus remarquable encore.
Une osmose
plastique ? L'usage constant de l'estompe et les recherches de
perspectives sont étonnants à Chauvet. "Ça a été un vrai choc, dit
Barceló. On sent bien que l'artiste a appris la technique au fur et à
mesure. Je l'imagine préparer la surface, et surtout, estomper, pour
donner du relief à la représentation. C'est une trouvaille !" D'Altamira
à Goya ou Velasquez, de Picasso à Tapiès ou Schnabel, rien aux yeux de
Barceló n'égale la puissance d'expression inhérente aux bestiaires de la
Grotte Chauvet. Il se projette volontiers dans le corps de ces artistes
aux doigts habiles qui perforent l'argile.
"Des artistes dont
l'un d'entre eux pourrait bien être... une femme ! Elle serait même
l'artiste majeur du site", affirme Miquel Barceló pour qui
l'environnement de la grotte est particulièrement féminin. Une main avec
un doigt cassé a permis d'identifier l'auteur des plus belles
réalisations. Et si la femme à la tête de bison était un autoportrait ?
"Nous
avons perdu cette empathie de l'homme à l'égard de l'animal, et ce, dès
Lascaux. Le portrait de la lionne est un chef d'œuvre. Le détail
anatomique de sa narine frémissante relève d'un grand sens de
l'observation. Il n'y avait pas la BBC à l'époque pour visionner des
documentaires ! A Chauvet, il n'y a pas de lion générique, pas de
copié-collé. » La figure animale est l'un des sujets favoris de Miquel
Barceló. Originaire de l'île espagnole de Majorque aux Baléares,
l'artiste y possède une ferme et des troupeaux de bêtes. Avec sa femme
et son fils âgé de 15 ans, l'homme vit entre Paris, Majorque et le Mali.
Dans son atelier, des taxidermies : rhinocéros, sanglier... des têtes
de poissons, de chameau... Sur ses cahiers de croquis, des oiseaux en
plein vol, pour le mouvement, des têtes de lions, ce sont des gouaches.
Un
geste poétique ? "Chauvet est comme un immense opéra choral où tous les
animaux viendraient à danser et chanter, ensemble". En 2006, Barceló
est monté sur scène avec le danseur et chorégraphe Josef Nadj pour une
performance intitulée "Paso Doble". Le spectacle avait lieu dans la cour
d'honneur du Palais des Papes au Festival d'Avignon et mettait en scène
les deux protagonistes aux prises avec un mur d'argile. Un recours à la
terre, dans la lignée de « Lutter dans la boue » une performance de
Kazuo Shiraga, artiste affilié au mouvement Gutai (années 1950). Ce
travail autour de Chauvet est aussi l'occasion de revenir aux origines.
Loin des écrans plats et de la culture visuelle d'aujourd'hui. "J'ai
besoin de me confronter à la peinture, physiquement, d'expérimenter la
réalité."
La capacité de travail de Barceló est sans pareil.
L'artiste mène plusieurs chantiers en même temps. Sur deux étages,
chaque espace est consacré à un travail : dans une pièce, une série de
portraits sur fond noir avec une défonce à l'eau de javel, dans une
autre, ses travaux de gravure, etc.
En projet pour 2012 :
l'édition d'un de ses carnets de dessins accompagnés de poèmes de Michel
Butor, la décoration d'une chapelle à l'instar de la Cathédrale de
Palma de Majorque, et une exposition à Zurich de ses grandes céramiques
réalisées à Majorque. Miquel Barceló est représenté à Paris par la
galerie Yvon Lambert.