mercredi 22 avril 2015

[focus] : Miquel Barcelo & la grotte Chauvet

Peintures de la dernière salle de la Grotte Chauvet
Visite virtuelle de la grotte Chauvet — ergonomie très simple et très claire (voir le glossaire) — sur le site du Ministère de la Culture

L'émission "Interception" de France Inter à réécouter en ligne, reproduction à l'identique de la grotte Chauvet + ITW de Miquel Barcelo.

Maiquel Barcelo. Salle des Droits de l'Homme. ONU, Madrid. 2009

Rencontre avec Miquel Barceló : "La Grotte Chauvet est ma plus belle émotion esthétique"


"C'est comme si l'artiste était juste parti prendre un café !", m'a confiée Miquel Barceló, rencontré dans son atelier du Marais à Paris. Les morceaux de charbon de bois ou les burins prêts à graver la paroi sont restés là, en l'état... "C'est ce qui donne à la grotte Chauvet cette atmosphère si particulière, presqu'intime." L'artiste espagnol, dont l'émotion est palpable, sait de quoi il parle : il fait partie des très rares personnalités a avoir eu l'autorisation de visiter cette grotte ornée, découverte en Ardèche en 1994 et fermée au public pour des raisons de conservation. Considérée comme un trésor de l'Humanité - la demande d'inscription au titre du Patrimoine de l'Humanité est en cours auprès de l'UNESCO - ses 8 000m2 sont recouverts de plus de près de 400 peintures datées de 35 000 ans, soit 15 000 ans avant celles de Lascaux ! Choisi comme membre éminent du comité de recherche scientifique, Miquel Barceló les étudie de près : il est en effet chargé de superviser le travail de reproduction - lui préfère dire "recréation" - des artistes et artisans qui vont réaliser l'ensemble des peintures qui orneront le fac-similé grandeur nature de la grotte dont l'ouverture est prévue en 2014 à quelques kilomètres de Vallon-Pont-d'Arc en Ardèche.

Le peintre catalan, de renommée internationale, est un expert en coups de brosse, zébrures et percées dans la paroi, rugosité et imperfection de la surface. Connu pour être l'auteur de la coupole de 1500 m2 du Palais des Nations de l'ONU à Genève, aujourd'hui qualifiée de "chapelle Sixtine du XXIe siècle" il excelle dans la montée en puissance de la matière. A travers les 35 tonnes de peinture gouttant du plafond, véritables stalactites de couleurs, on y perçoit son intérêt notamment pour la gravité picturale. A 55 ans, Barceló est aujourd'hui comblé de pouvoir témoigner de son émotion esthétique face aux premiers chefs d'œuvre de l'humanité.

"Je veille à la fraîcheur du trait, à l'authenticité du geste, il doit être rapide. La façon dont a été gravé un petit hibou, en quelques secondes, est une prouesse", commente Barceló, qui dans son travail, est aussi primitif et vital qu'un Pollock, le peintre américain de l'expressionnisme abstrait. De grands bisons noirs, un immense cheval qui semble sortir des profondeurs de la grotte, plus loin, 17 rhinocéros groupés et, à leur gauche, un renne et quatre grands lions... Ici, les animaux dangereux, qui ne figuraient pas au menu des dessins paléolithiques, sont largement majoritaires. Ils sont dessinés aux charbons sur une paroi humide. Tandis qu'à Lascaux, il s'agit de polychromie sur paroi sèche. Une difficulté d'exécution qui rend la production artistique plus remarquable encore.

Une osmose plastique ? L'usage constant de l'estompe et les recherches de perspectives sont étonnants à Chauvet. "Ça a été un vrai choc, dit Barceló. On sent bien que l'artiste a appris la technique au fur et à mesure. Je l'imagine préparer la surface, et surtout, estomper, pour donner du relief à la représentation. C'est une trouvaille !" D'Altamira à Goya ou Velasquez, de Picasso à Tapiès ou Schnabel, rien aux yeux de Barceló n'égale la puissance d'expression inhérente aux bestiaires de la Grotte Chauvet. Il se projette volontiers dans le corps de ces artistes aux doigts habiles qui perforent l'argile.

"Des artistes dont l'un d'entre eux pourrait bien être... une femme ! Elle serait même l'artiste majeur du site", affirme Miquel Barceló pour qui l'environnement de la grotte est particulièrement féminin. Une main avec un doigt cassé a permis d'identifier l'auteur des plus belles réalisations. Et si la femme à la tête de bison était un autoportrait ?

"Nous avons perdu cette empathie de l'homme à l'égard de l'animal, et ce, dès Lascaux. Le portrait de la lionne est un chef d'œuvre. Le détail anatomique de sa narine frémissante relève d'un grand sens de l'observation. Il n'y avait pas la BBC à l'époque pour visionner des documentaires ! A Chauvet, il n'y a pas de lion générique, pas de copié-collé.  » La figure animale est l'un des sujets favoris de Miquel Barceló. Originaire de l'île espagnole de Majorque aux Baléares, l'artiste y possède une ferme et des troupeaux de bêtes. Avec sa femme et son fils âgé de 15 ans, l'homme vit entre Paris, Majorque et le Mali. Dans son atelier, des taxidermies : rhinocéros, sanglier...  des têtes de poissons, de chameau... Sur ses cahiers de croquis, des oiseaux en plein vol, pour le mouvement, des têtes de lions, ce sont des gouaches.

Un geste poétique ? "Chauvet est comme un immense opéra choral où tous les animaux viendraient à danser et chanter, ensemble". En 2006, Barceló est monté sur scène avec le danseur et chorégraphe Josef Nadj pour une performance intitulée "Paso Doble". Le spectacle avait lieu dans la cour d'honneur du Palais des Papes au Festival d'Avignon et mettait en scène les deux protagonistes aux prises avec un mur d'argile. Un recours à la terre, dans la lignée de « Lutter dans la boue » une performance de Kazuo Shiraga, artiste affilié au mouvement Gutai (années 1950). Ce travail autour de Chauvet est aussi l'occasion de revenir aux origines. Loin des écrans plats et de la culture visuelle d'aujourd'hui. "J'ai besoin de me confronter à la peinture, physiquement, d'expérimenter la réalité."
La capacité de travail de Barceló est sans pareil. L'artiste mène plusieurs chantiers en même temps. Sur deux étages, chaque espace est consacré à un travail : dans une pièce, une série de portraits sur fond noir avec une défonce à l'eau de javel, dans une autre, ses travaux de gravure, etc.
En projet pour 2012 : l'édition d'un de ses carnets de dessins accompagnés de poèmes de Michel Butor, la décoration d'une chapelle à l'instar de la Cathédrale de Palma de Majorque, et une exposition à Zurich de ses grandes céramiques réalisées à Majorque. Miquel Barceló est représenté à Paris par la galerie Yvon Lambert.
Reportage (7 mn) en Espagnol